Dans A Dark-Dark Man, le réalisateur kazakh Adilkhan Yerzhanov réalise un superbe polar, à la fois burlesque et spiritualiste. En salles le 19 mai.


Venez, approchez, n’ayez pas peur. Je vais exploser le quatrième mur et vous faire pénétrer le secret des dieux. Ou comment ça se passe à Transfuge. Jean-Christophe Ferrari, notre bien aimé rédacteur en chef cinéma, m’a conseillé de regarder il y a quelques semaines – alors que j’étais encore en train de me dorer la pilule au soleil – un film kazakh : « jette un œil sur A Dark-Dark Man. Tu vas voir, c’est très bien, très prometteur ! » Comme je décrypte plutôt bien le « ferrarisme », je comprends que lorsque JC dit «prometteur », il veut me signifier un « auteur en devenir », soit un jeune cinéaste à suivre méritant dans nos colonnes un portrait. Il se trouve que JC avait encore raison sur ce coup-là. A Dark-Dark man est une superbe réussite : un conte philosophique sur l’innocence et le mal maquillé en polar néo-noir, sous influence de Melville et dont l’action se passe dans les steppes désertiques du sud Kazakhstan, à la frontière kirghize.

Quelle ne fut ma surprise en préparant l’interview de découvrir qu’Adilkhan Yerzhanov, trente-huit ans, n’était en aucun cas un perdreau de l’année. Il a beau avoir le physique d’un ado qui n’a pas encore passé son permis accompagné – filiforme, imberbe, le cheveu gras, ras et en bataille – il a déjà dix films au compteur et un prochain en préparation. Soit à peu près la filmographie de Pialat, Kubrick ou Malick. Il a beau, de son ton goguenard et provocateur, m’assurer que « la quantité ne fait pas la qualité », je découvre un homme aguerri, fin, incisif. Et, surtout, un cinéaste utilisant l’expérience d’une vie extraordinaire pour façonner son art.

A Dark- Dark Man narre le cheminement moral d’un flic cynique face à une institution corrompue maquillant les crimes pédophiles d’un politicien véreux. Un univers mafieux que Yerzhanov connaît parfaitement puisqu’il dit avoir vécu « à la façon d’Oliver Twist ». Bien que passionné par le dessin et la pâte à modeler, il se met à traîner dans les rues, fraye avec les gangs, trempe dans des affaires louches. « La vie m’a jeté dehors. J’étais un type plutôt gentil et j’ai été absorbé par la délinquance des rues et ne suis plus revenu dans ma famille. Cela m’a appris des tas de choses sur la corruption ambiante, des choses que vous retrouvez dans mes films. ». Mais il est aussi déjà cinéphile, découvre sur des vidéos pirates la Nouvelle Vague, Jarmusch, Kaurismaki, Roy Anderson, des réalisateurs auquel son cinéma existentiel et dépouillé à l’os, mâtiné d’éclats humoristiques ou surréalistes, peut faire songer. « Ma cinéphilie me conférait une sorte d’autorité. Les voyous venaient me voir pour me demander des conseils. Cela m’a évité des tas de problèmes. ».

« Si le fond est exclusivement noir, ça ne tient pas. La vie est faite de conflits permanents, de paradoxes où tout s’entrechoque. Il faut mêler des tons opposés pour atteindre une émotion nouvelle. C’est ce que je cherche : une émotion jamais ressentie auparavant. »

Une chose énerve cet apprenti cinéaste qui ne veut pas se faire dicter sa conduite : c’est la morale ! «Contrairement, à ce qu’on nous enseignait à l’Académie, l’auteur n’a pas à donner de leçon. En ça j’aime Nabokov qui dépasse la morale car c’est là que commence l’Art. » Dans A Dark- Dark Man, Yerzhanov se montre plus moraliste que moralisateur, scrutant, à l’aide de travellings aussi fluides que discrets, le cheminement intérieur de son personnage principal qui, sous l’influence d’une journaliste idéaliste et espiègle, décide d’affronter le système corrompu dont il se faisait jusqu’alors le bras armé. On y entend même une citation de Montesquieu. Déjà, La tendre indifférence du monde, son précédent film (présenté à Cannes à Un Certain Regard) tirait son titre d’une phrase de L’Étranger de Camus« J’aime user de ces citations par effets de contrastes. Au milieu d’un polar, jaillit en réponse à la violence une phrase issue de L’esprit des lois. Je joue de ces contrastes afin de créer la distanciation nécessaire pour atteindre à une sorte d’initiation spirituelle. » A Dark-Dark Man est riche de dissonances. Malgré sa noirceur absolue, le film est souvent drôle et même burlesque. « Si le fond est exclusivement noir, ça ne tient pas. La vie est faite de conflits permanents, de paradoxes où tout s’entrechoque. Il faut mêler des tons opposés pour atteindre une émotion nouvelle. C’est ce que je cherche : une émotion jamais ressentie auparavant. »

L’aspect minimaliste de ce film découpé en plans très longs, en cadres raréfiés, presque vides, est le résultat de dix ans de réflexion. « J’ai fini par apprendre qu’au cinéma, il fallait gommer tout ce qui n’était pas nécessaire. Rodin en faisant son Balzac avait coupé ses mains car il les jugeait inutiles. Je comprends très bien cela. » Alors que nous parlons sur Skype, Yerzhanov est à Venise, où il est venu présenter A Yellow CAT, l’histoire d’un ex-détenu rêvant d’installer dans les montagnes une salle de cinéma afin de faire valoir son admiration pour… Alain Delon. « Comme je vous le disais, ma mère écoutait Piaf à longueur de journée. C’est elle qui nous citait Montesquieu. Dans mon imaginaire, la France est demeurée une terre de liberté. La découverte de la Nouvelle Vague n’a fait que renforcer cette image peut-être idéalisée selon vous de votre pays. ». Idéalisée, peut-être…mais qu’importe si elle continue à nourrir cette œuvre si vivifiante !

A Dark-Dark Man, un film d’Adilkhan Yerzhanov, avec Daniar Alshinov, Dinara Baktybaeva, Arizona Distribution, en salles le 19 mai.

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