De Blaise Cendrars, l’amputé de la Grande Guerre, Picasso disait qu’il était revenu avec un bras en plus. On transposerait volontiers la fantaisie anatomique du Catalan à Victor Brauner (1903-1966), objet d’une somptueuse expo panoramique, privé, lui, non d’une main mais d’un œil en 38, à la suite d’une bagarre, si Brauner n’avait pas toujours eu, dès ses débuts dans sa Roumanie natale, un œil en plus. C’est-à-dire l’acuité supérieure du visionnaire, qui perçoit les rapports cachés, les circulations souterraines d’énergie et de formes qui nous restent celées, mais aussi quelque chose comme un organe en plus, qui perturbe l’économie courante de la perception. Brauner est un grand désordonnateur.

Qu’il s’agisse, encore en Roumanie, dans la mouvance cubiste ou constructiviste, de charpenter et d’agencer autrement les volumes de la réalité ou bien à Paris, au début des années 30, dans l’orbite de Breton (dont il fait en 34 un portrait tout en subtils déséquilibres) et des surréalistes, de considérer le monde au prisme d’une peinture évoquant tantôt Chirico, tantôt Dali ou Klee, l’objectif est toujours la distorsion de la vision. Témoin Sur le motif (1937) où les yeux et le nez se muent en appendices tentaculaires – des excroissances qui font du personnage un gastéropode humain et dont les extrémités, virolées et terminées d’une touffe de poil, en font des pinceaux. Le jeu inhabituel des sens, vision, toucher, le rapport direct du tableau à l’œil, qui court-circuite ainsi la main : Brauner bouleverse toutes les données de l’art et de la physiologie.

Si sa peinture que traverse souvent un rire carnavalesque, qui était sans doute déjà celui de Bosch, n’a rien de pontifiant, elle n’en prend pas moins des accents admonitoires, comminatoires, voire insurgés : son personnage de Monsieur K., note Breton, « barré de décorations, de messes, de prostituées et de mitrailleuses, ne campe pas en vain […], un ventre comparable à celui qu’Alfred Jarry avait déjà tatoué d’une cible. Cette image, en se précisant, a depuis longtemps cessé de nous faire rire. La vision de Brauner, à tout coup, l’atteint en plein centre d’une balle. » Brauner met à nu l’ogre totalitaire des années trente, son autoritarisme monstrueux – et l’assassine par l’art.

De là à la magie, il n’y a qu’un pas. Que Brauner, imprégné d’ésotérisme, franchit tout naturellement, par exemple lorsque, en vertu de la triste équation juif = indésirable, il est contraint de vivre caché de 1942 à la fin de la guerre, dans les Hautes-Alpes, créant avec trois fois rien (bois, cire, plomb) des objets talismaniques aux vertus conjuratoires, protectrices, destinées à parer les coups du sort et le malheur des temps. Il ne s’agit plus seulement de bousculer la représentation du monde pour en révéler une dimension insue et inouïe – il s’agit carrément de le modifier, d’en rompre l’ordre. Et que dire du monumental Congloméros, cette créature polymorphe, polycorporelle, polysexuée, incarnée dans une sculpture de 1945, sinon qu’il figure peut-être le rêve d’un retour à l’indifférenciation primaire, et qu’il dévoile en tout cas la part de chaos, la matrice confuse, enchevêtrée, qui préside à la Création ? Brauner est un révélateur, un voyant, comme l’estimeront les surréalistes. Ce qui n’empêchera pas, selon un scénario d’excommunication bien rodé, son exclusion du groupe en 1948. Qu’importe, il poursuit, va toujours plus loin, vers des formes parfois enfantines ou « primitives » – là où l’ordre de la civilisation, de la culture pèse le moins lourd.

Exposition Victor Brauner, « Je suis le rêve. Je suis l’inspiration. », musée d’Art Moderne de Paris, jusqu’au 10 janvier.

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Aux mêmes dates: exposition Sarah Moon, PasséPrésent et exposition Hubert Duprat.