Beaucoup des films sortis en cette rentrée se présentent comme des fantaisies. Hélas celle-ci est trop souvent feinte, jouée, voire truquée. Dommage car le cinéma français, aidé d’une solide tradition, sait encore donner libre cours à l’imagination.


Cela saute aux yeux : le cinéma français, ces temps-ci, joue à fond la carte de la fantaisie. Pour ma part, je le formulerai même ainsi : depuis un moment un pan entier du cinéma français surjoue ad nauseam la fantaisieJ’entends par là qu’il met en scène de façon hyperconsciente et artificielle sa prétendue imprévisibilité et sa prétendue fraîcheurDes exemples ? C’est la burlesque Laure Calamy qui fait la foule sentimentale dans les paysages 100 % Bio des corniches cévenoles (Antoinette dans les Cévennes). Oh so refreshing ! C’est l’histrionique Jonathan Cohen qui en fait des caisses en homme hystérisé par la grossesse de sa compagne (Énorme de Sophie Letourneur). Oh so genderfluid ! C’est, enfin, la gracile Jenna Thiam qui affirme la supériorité de l’inconstance et de l’aléatoire en matières sentimentales (Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait d’Emmanuel Mouret). Oh so french ! À cette liste on peut ajouter Les Deux Alfred, le nouveau Bruno Podalydès découvert à Deauville, qui fera, n’en doutons pas, les grands titres de la presse culturelle à sa sortie en janvier. Formidablement interprété, le film est pertinent et drôle tant qu’il expose son sujet (les difficultés de travailler dans le monde de l’entreprise moderne, avec sa novlangue, ses open spaces et tous ces rituels un peu absurdes voulant favoriser le “vivre ensemble”). Mais une fois cette exposition achevée, que propose le cinéaste ? Eh bien une sorte de retour à des choses fantasques : retour à l’enfance, retour aux claquettes, à Bobby Lapointe, etc. Bref, alors que le dernier Dupieux, attendu en décembre, était présenté à la Mostra ce mois-ci, et qu’on annonce pour 2020 le nouveau Peretjako, nous voilà obligés de constater (et de déplorer) que les cinéastes surjouant la fantaisie occupent beaucoup d’espace dans le paysage cinématographique français.

Une fantaisie-programme

Pour mieux comprendre la perplexité que ce phénomène suscite, un petit retour historique peut être utile : à côté d’une veine pessimiste affirmée (Allégret, Duvivier, Cayatte), le cinéma français a souvent excellé dans la fantaisie (Clair, Cocteau, Rozier, Guiguet, etc.). La fantaisie, c’est-à-dire ? Eh bien une œuvre d’art où l’imagination se donne libre cours sans souci de règles formelles préétablies (règles d’écriture ou de style). C’est-à-dire une œuvre qui invente une forme imprévisible, ouverte, capricieuse qui donne presque le sentiment d’être improvisée. Une forme si dynamique qu’elle n’en finit pas de se faire, de se défaire, de se refaire, de se défaire encore. Une forme, en somme qui n’en finit pas de prendre forme. Notons que l’art français de la fantaisie fut littéraire (Diderot, Nodier, Nerval) et musical (Couperin, Rameau, Ravel) avant d’être cinématographique. Ajoutons que nous y sommes, à Transfuge, très sensibles.

Un film dont on sent constamment le programme (…) ne peut permettre à l’imagination de suivre ses propres lois et son propre cours – ce qui est la définition de la fantaisie. L’imprévisibilité et la fraîcheur qu’il affiche sont donc truquées.

Malheureusement les films cités plus haut, ces films qui recueillent en cette rentrée cinématographique l’approbation de la quasi-totalité de la critique française, n’ont de la fantaisie que l’apparence, l’enveloppe, le package. Pourquoi ? Pace que dans Énorme, dans Antoinette dans les Cévennes, dans le Mouret, on sent beaucoup trop les intentions, c’est-à-dire le programme. Dans le Mouret, par exemple, le programme est simple : montrer (c’est un peu du Marivaux pour les nuls) que, dès que du désir est en jeu, nos paroles et nos actions ne s’accordent plus. Dans le Letourneur, il n’est guère plus complexe : mettre en évidence que chaque couple, pour bien fonctionner, doit se nourrir d’un échange entre les rôles masculins et féminins. Dans le Vignal, enfin, il est tout aussi lisible : affirmer qu’une femme doit coûte que coûte, et quitte à paraître idiote, suivre son désir. Or le problème ne tient pas au contenu de ces programmes mais au fait que, dans ces trois films, rien (mais alors strictement rien) n’échappe audit programme. C’est-à-dire que toute la mise en scène (le choix des situations et des dialogues, le choix des acteurs et leur direction, la tonalité et l’atmosphère de l’ensemble) est tributaire du programme de départ. Dans le Mouret, comme dans le Letourneur et le Vignal, on attend en vain une scène (ou une répartie, un geste, une action, un climat) qui dévierait de la route du film, qui proposerait un contrepoint, une pause, une échappée gratuite. Hélas, rien n’arrive. C’est là le hic : un film dont on sent constamment le programme – dans la mesure où il rabat l’imagination sur un programme préalable au libre exercice de celle-ci – ne peut permettre à l’imagination de suivre ses propres lois et son propre cours (ce qui est la définition de la fantaisie). L’imprévisibilité et la fraîcheur qu’il affiche sont donc truquées.

Mais attention, ne nous y trompons pas, la fantaisie n’a pas pour autant déserté le cinéma français. Exemple: Un soupçon d’amour, le dernier Paul Vecchiali, sorti lui aussi le mois dernier. Ce film, pourtant, ne s’offre pas comme une œuvre légère et fantasque. Elle assume même une certaine raideur : dispositif théâtral, citations de Racine, esthétique fauchée de série B, présence omniprésente de glorieux modèles passés (le film est dédié à Douglas Sirk), etc. L’intrigue, elle non plus, n’a rien de léger puisqu’elle raconte les errances géographiques et psychologiques d’une comédienne hantée par la mort de son fils unique. Néanmoins – malgré cette raideur et la littéralité de ce scénario psychanalytique – Un soupçon d’amour fourmille d’imprévus, de contrepoints, d’inattendus, d’instants impromptus, de pauses, de moments planants ou futiles. C’est-à-dire de moments où l’imagination se donne libre cours sans obéir à des règles pré-édictées. À quoi cela tient-il ? À une utilisation non-naturaliste et quasi abstraite de la lumière du sud, à quelque chose de musical dans le découpage, à la direction d’acteurs (la spontanéité jaillissante de Marianne Basler et Fabienne Babe), aux sorties de route du dialogue, à une maladresse des corps qui n’est jamais feinte (comme chez Mouret où elle est trop systématique pour être vraie). Bref, à la mise en scène. Résultat : il y a dans cinq minutes d’un film de Vecchiali plus de fantaisie que dans tout Dupieux et tout Letourneur ! Et plus d’imagination et d’imprévisibilité que dans tout Vignal, tout Podalydès, tout Mouret !

Mais si Paul Vecchiali fait figure de seul réalisateur français à proposer cette rentrée un cinéma authentiquement fantaisiste, il n’est heureusement pas isolé dans le paysage cinématographique français. Je pense à Léos Carax, à Pascale Ferran, à Alain Cavalier, à Bruno Dumont, à Mathieu Amalric, à Jean Paul Civeyrac, à Léa Fehner, à Damien Manivel, à Lucile Hadzihalilovic, à d’autres encore. Heureusement donc, nous avons encore en France un cinéma où l’imagination se donne libre cours sans singer le fantasque. Qu’il revienne vite sur nos écrans !