Hicham Berrada, l’artiste à la carrière fulgurante, nous transporte dans des mondes poétiques et mouvants, qui nécessitent maturation.

Dans son atelier situé dans le centre de Roubaix, Hicham Berrada m’accueille de sa voix douce, à la fois hésitante et assurée. L’ancien atelier de peintre est depuis peu investi par les expérimentations scientifiques de l’artiste marocain né en 1986 à Casablanca et installé en France depuis ses études artistiques. En quelques années il a réussi à se faire un nom dans l’hexagone et dans le monde entier. Ses œuvres sont atypiques, qu’elles prennent la forme d’une projection vidéo, d’une performance, d’un aquarium ou de sculptures en 3d. L’artiste transforme la matière, crée des paysages irréels à partir de ce qu’il y a de plus concret, la physique et la chimie.

À la manière de Max Ernst

Nous sommes à la fin du mois de mai. Hicham travaille sur plusieurs expositions, dont le Prix Marcel Duchamp (en octobre à Paris), la Biennale de Riga (en août en Lettonie), la prochaine Triennale de Yokohama (jusqu’en novembre au Japon) et la biennale de Taipei (à partir de novembre à Taïwan). Pour chacune de ses expositions, l’artiste décide en collaboration avec les commissaires d’exposition de développer une de ses recherches lancées plusieurs années auparavant et qu’il expérimente depuis. Ainsi, la série « Présage », l’une des plus emblématiques de son œuvre, fut initiée dès son passage aux Beaux-arts de Paris, entre 2006 et 2010. Aux côtés de l’artiste Jean-Luc Vilmouth dont il a intégré l’atelier, il découvre la performance. Photographe autodidacte, il se lance alors dans cette pratique. Un bécher à ses côtés, une caméra pour filmer ses mouvements et le voici qui déverse des produits chimiques qui, réagissant au contact du liquide et de l’air, créent des formes qui se déploient dans le récipient. Paysages énigmatiques, ils ne renvoient à rien de reconnaissable. « Je dessine et sculpte un paysage en formation avec toujours comme nécessité de n’avoir rien à l’image qui permette d’avoir une échelle spatiale ou temporelle, tout en donnant le plus de détails possibles, à la manière des frottages de Max Ernst. Être face à une réalité extrêmement définie mais sur laquelle on ne peut se raccrocher à rien », une façon de libérer l’imagination des amateurs d’art. Si ses paysages en mouvement semblent naître de la rencontre imprévue de matériaux et de liquides, l’improvisation n’a pas sa place dans le travail laborieux de l’artiste. Tout est affaire de chiffres, de réglages et de maîtrise. L’artiste, s’inspirant de la méthode scientifique, observe, mesure et note afin d’avoir une action des plus précises sur l’image produite dans ses aquariums ou terrariums. À l’image des jardins zen, me raconte-t-il, « il faut beaucoup de travail pour faire en sorte qu’une création humaine puisse avoir un peu de grâce, d’harmonie et d’élégance naturelle. Sinon l’impression de faux saute aux yeux. »

Morphogenèse

Fils de scientifiques, son père était pharmacien, sa mère biologiste, Hicham Berrada s’est depuis longtemps passionné pour la morphogenèse, cette science des formes. « Je suis attiré par ce qu’on pense réservé au vivant, qui semble vivant, mais ne l’est pas. Les concrétions de fer que j’utilise dans des travaux en cours poussent de la même façon que les coraux se développent. Le milieu de mes aquariums sont des concentrations extrêmes dans lesquelles rien de vivant, que l’on connaisse, ne peut se développer. Je brouille cette limite qu’on pense établie entre le vivant et le non vivant, entre ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas. » Hicham élargit la définition du mot nature, alors que nous sommes à peine en train d’y intégrer l’homme, qui s’en pensait exclu. Si vous lui demandez quel est son livre de chevet, il vous répondra sans tarder Masse et puissance d’Élias Canetti dans lequel sont disséquées des formes naturelles et humaines. Si vous lui demandez ce qui l’inspire, il cite aussitôt les travaux du scientifique Sylvain Courrech du Pont, spécialiste de la morphogenèse dans le champ de la physique avec qui il collabora pendant deux ans pour l’exposition Le Rêve des formes au Palais de Tokyo. « Je lui rends visite à son laboratoire tous les trois ou quatre mois pour voir l’avancée de ses recherches, discuter avec lui. Il y a certains scientifiques dont j’aime beaucoup le travail, vraiment, comme on pourrait aimer le travail d’un artiste, d’un cinéaste. » Lorsque je découvre son atelier, il est en train d’expérimenter de nouveaux matériaux dont le fer, la résine et la cire, tout en explorant le potentiel de son imprimante 3d et en se perfectionnant à la simulation informatique pour produire des images virtuelles étrangement réelles. « Je me suis beaucoup intéressé à ces technologies après avoir discuté avec Sylvain Courrech du Pont dont l’idée est d’arriver à mettre en équation les formes de la nature pour les comprendre et les reproduire. Je trouvais très belle cette idée que les mathématiques puissent modéliser le mouvement des formes, dont celui de la dune. » Mais impossible pour lui de déléguer la réalisation de ses œuvres à un studio d’animation. « L’idée se précise souvent en voyant les limites du médium ou en expérimentant moi-même, pour ne pas subir ce qui advient. Je dois pouvoir tout contrôler. » D’où son passage à l’école d’art Le Fresnoy à Tourcoing pour développer ses connaissances techniques et sa culture de l’image en mouvement afin de « ne plus subir la technique mais la maîtriser ». Tandis qu’il profita en 2013 de sa résidence à la Villa Médicis à Rome pour commencer à se former à la simulation informatique, « sans vraiment réussir  », s’amuse-t-il à préciser. « L’apprentissage est long, tout comme les temps de production. J’aime cette lenteur un peu démesurée. »

Avant de conclure notre discussion, je lui demande ce que lui apporte sa fonction de professeur remplaçant aux Beaux-Arts de Paris. « Je trouve important de rester connecter à ce qui se fait, à ce qui vient demain. Les étudiants et les pratiques qui s’y développent sont pour moi plus intéressantes que l’art bien établi, qui est un art d’hier. » Le seul conseil qu’il souhaite donner à ceux qui quittent le cocon de l’école : rencontrer des commissaires d’exposition avec qui collaborer. « A l’image de la société, penser individuellement n’est plus d’actualité. »