Patagonie route 203 est un voyage aux allures de rêve éveillé. Un très bel hymne à la Patagonie, étrange et enchanteresse.

« – Avec la géographie on ne plaisante pas. » La maxime, due à un des personnages du beau premier roman nomade d’Eduardo Fernando Varela, est aussi sentencieuse qu’ambiguë. À la fois archi-fausse et absolument juste. Fausse, d’abord, car Patagonie route 203 n’a de cesse de contrarier la géographie tout au long de l’itinéraire capricieux de Parker, routier bougon, misanthrope sans méchanceté et métaphysicien amateur, habitué à voir les choses sous un angle plus cosmique que pratique. Parker sillonne la Patagonie, mais le prétexte du travelogue ne tient pas longtemps : les toponymes se brouillent, les lieux eux-mêmes se distendent ou se dissolvent. Au reste, Parker pratique un véritable art de la désorientation, avec la constance méthodique d’un mystique qui s’efforce d’abolir le monde. Fermer les paupières le plus longtemps possible au volant, faire défiler les stations de radio, vivre en suspension dans un éternel présent en estompant passé et avenir… La géographie de Parker est moins celle de la Patagonie que d’un monde intérieur, celui, vaporeux d’une infinie rêverie. Mais la mécanique a ses droits et ses lois, Parker tombe en panne. Et échoue dans une bourgade dont les habitants semblent vivre dans une répétition générale permanente d’une pièce de Beckett (Varela a le don des dialogues absurdes et pince-sans-rire). Choc sismique : le paysage intérieur si paisible de Parker est bouleversé par une vision. Qui s’appelle Mayten, qui n’a rien moins que l’aura d’une déesse, mais aussi un mari prompt à jouer des poings. Et qui, inconvénient supplémentaire, est, elle aussi, comme Parker, vouée à la route, puisque la déesse travaille dans une fête foraine.

« – Avec la géographie on ne plaisante pas » : maintenant que Parker est lancé sur la trace de Mayten, la formule prend tout son poids. Cette Patagonie protéiforme, où on s’égare plus qu’on ne progresse, n’est plus une fantaisie : elle a la gravité d’un destin. Ces routes interminables, ces directions hasardeuses, ces zones traîtresses (salines, plage à perte de vue) deviennent, comme le disait Julien Gracq des grands panoramas, un « chemin de la vie ». Toutes les étapes de cette histoire d’amour sont modelées à même le paysage, comme taillées dans la roche. Parker et Mayten éprouvent très concrètement, à travers leurs déplacements et leurs perceptions, ce qu’ils ressentent dans le registre intime du cœur. Les incertitudes de la quête de Parker, qui ignore où la fête foraine a pu transbahuter les attractions ; l’euphorie des retrouvailles avec Mayten ; la fuite du couple des amants ; les doutes de Mayten… Chacune de ces étapes a son correspondant dans un accident de la topographie, dans un événement climatique. Le vide des terres australes, l’éruption d’un volcan racontent, et façonnent peut-être, l’histoire de Parker et Mayten aussi sûrement que le récit de Varela. Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls. Les récits fantastiques qu’écoutent Parker et Mayten aux étapes de leur voyage semblent eux aussi prendre leur naissance dans les particularités de la Patagonie. Ainsi les «Trinitaires », ces cannibales réputés hanter les salines, les grottes et les mines, semblent nés de la prodigieuse puissance de suggestion de ces lieux. Avec Patagonie route 203, la géographie est un roman.

Eduardo Fernando Varela, Patagonie route 203, traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry, Métailié, 368 p., 14,99 €