Faut-il rappeler ces évidences ? Le documentaire, c’est du cinéma à part entière, sans guillemets ni bémols. Et s’il existe des différences entre monsieur docu et madame fiction, elles s’estompent sans arrêt puisqu’une fiction est toujours un documentaire sur ses acteurs et décors, alors qu’un documentaire fictionne toujours puisqu’il raconte une histoire et que les personnes filmées deviennent des personnages. Nul cinéaste ne le sait mieux que Sébastien Lifshitz, dont le travail a toujours été « transgenre », ses films ayant toujours traversé les apparences, les étiquettes, les déterminismes et les assignations dans leurs sujets comme dans leurs esthétiques. Il suffit d’ailleurs de bien lire leurs titres : Les Corps ouverts, La Traversée, Wild Side, Les invisibles… autant d’histoires de transfuges, de transsexuels, de transfigurations, de transformations, de traversées du miroir que le réalisateur a accompagné avec l’humilité et l’attention de celui qui cherche à élucider un mystère.

Anaïs et Emma

Adolescentes vient ajouter une splendide pierre à l’édifice lifshitzien. Ce nouveau film suit deux jeunes filles de Brive durant cinq années, de leurs treize à leurs dix-huit ans, de la 4e à la terminale. Deux copines qui diffèrent et se complètent comme un duo burlesque à la Laurel et Hardy : soit Emma, grande brune introvertie, issue d’une famille bourgeoise et intellectuelle, et Anaïs, rondouillarde et volubile, d’extraction plus modeste. Deux lycéennes dans une ville moyenne provinciale, quoi de plus banal a priori ? Eh bien non, il suffit de prendre le temps de regarder cette supposée banalité, et de le faire avec l’œil humaniste et talentueux de Sébastien Lifshitz pour transformer le plomb d’un quotidien ordinaire en or de cinéma. Mais d’où est venue l’idée d’un tel film ? « Je m’interrogeais sur comment un adolescent se construisait aujourd’hui raconte Lifshitz. Pendant mon adolescence, on était la génération No future. Les temps ont beaucoup changé, et j’étais curieux de voir comment un jeune d’aujourd’hui s’en sortait avec l’époque, les réseaux sociaux, etc. D’autre part, je voulais inclure la notion de durée. Je voulais observer ce moment où un enfant se décolle de ses parents pour devenir un individu autonome. ». Le cinéaste voulait éviter la banlieue, trouver un territoire neutre socialement pour pouvoir observer ses personnages sans filtre ni présupposé. « Brive est apparue comme idéale : une ville moyenne, sans grosse délinquance, avec beaucoup de jeunes, beaucoup de collèges-lycées… Et après le bac, tout le monde se barre. Ce genre de territoire est assez peu filmé. ». Après avoir recherché ses protagonistes dans tous les lycées de la ville, il choisit finalement Emma, « en contrôle, mélancolique, dans une certaine souffrance », et Anaïs, « montée sur ressorts, très extravertie, qui a un avis sur tout. ».

J’étais curieux de voir comment un jeune d’aujourd’hui s’en sortait avec l’époque, les réseaux sociaux, etc. D’autre part, je voulais inclure la notion de durée. Je voulais observer ce moment où un enfant se décolle de ses parents pour devenir un individu autonome. 

Ce portrait express des deux filles dressées par le cinéaste se confirme quand on les rencontre. Les deux jeunes femmes impressionnent par leur intelligence, leur maturité, leur aisance. Et en effet, Anaïs se montre d’emblée la plus bavarde, la plus spontanée, alors qu’Emma est plus analytique. Elles forment un très beau duo, presque comique, quand elles racontent le casting, les encouragements de leur prof d’histoire ou de leurs parents, leur ignorance de ce que représenterait l’expérience à venir, relayant leurs prises de parole dans un récit à deux voix.

Je ne voulais pas filmer avec une vision préconçue, j’ai vécu ce tournage au présent, j’ai laissé le réel venir à moi. C’est magique le réel, ça offre des moments qu’il suffit de savoir regarder et filmer.

Adolescentes est un film absolument superbe : un portrait fin, attentif, drôle, cruel, émouvant de deux jeunes filles, de leurs familles et de la France du « milieu », celle de la fameuse « diagonale du vide ». « On n’a vu aucun rush explique Anaïs, la surprise n’en a été que plus belle quand on a découvert le film. On a beaucoup rigolé, certaines scènes nous ont émues, moi, j’ai clairement pleuré. C’est un film sur nous, mais avec un côté politique. ». Emma renchérit : « ce qui m’a marquée, ce sont les raccords entre les images, entre les scènes, j’ai trouvé ce travail très impressionnant. Au-delà de deux personnes et d’une ville, Sébastien a capturé des années de vie dans la France qui évolue. ». Les deux copines ne savent pas trop ce que l’avenir leur réserve. Emma suit désormais un cursus de cinéma à Paris 8, aimerait devenir actrice ou… réalisatrice de documentaires. Pour sa part, Anaïs considère Adolescentes comme la plus belle expérience de sa vie, espère que ses parents ont découvert des facettes d’elle-même, est heureuse que ce film inscrive une trace de sa famille qui restera. Et Sébastien Lifshitz, quel bilan tire-t-il d’une expérience aussi longue et artistiquement féconde ? « Je ne voulais pas filmer avec une vision préconçue, j’ai vécu ce tournage au présent, j’ai laissé le réel venir à moi. C’est magique le réel, ça offre des moments qu’il suffit de savoir regarder et filmer. Et puis c’était aussi une expérience humaine, ça m’a appris des choses sur la vie, sur la jeunesse, sur moi. Ces gens que je filme sont devenus des amis. A l’arrivée, ce film est un portrait de la jeunesse, d’un moment de la France, et une expérience sur le travail du temps ». Un peu à la façon du Boyhood de Richard Linklater, ou des Doinel de François Truffaut, Adolescentesest un nouvel exemple, ô combien probant, que le cinéma est un art du temps.

http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19586732&cfilm=239054.html

Adolescentes
De Sébastien Lifshitz, sortie le 9 septembre, Ad Vitam.