L’esprit. Il y a deux manières de le comprendre. Soit comme une réalité indépendante de la matière. Soit comme son émanation subtile, son parfum, sa raréfaction, son encens. Eh bien l’Amérique – My America comme la chante Malick dans son Nouveau monde inspiré de Thoreau – ce continent si concret, si matériel, si physique, a aussi son esprit, ses esprits. Ceux-ci flottèrent sur Deauville ces derniers jours avec Billie de James Erskine et First Cow de Kelly Reichardt.

L’esprit, Billie Holliday en avait à revendre. Et pourtant quelle chair ! Une chair humiliée, une chair abusée (elle fut violée et prostituée dès l’enfance), une chair avide (elle aimait toutes les nuits, hommes et femmes). Cet esprit, le beau documentaire de James Erskine le donne remarquablement à sentir, à humer. Sans doute parce que, même si les documents visuels sont éloquents et remarquablement choisis, c’est surtout par sa voix que Lady Day est présente à l’écran. Pas seulement sa voix chantée, mais aussi sa voix telle qu’elle fut enregistrée par la journaliste Linda Lipnack Kuehl (qui apparemment s’identifia à elle jusqu’à en mourir). Sa voix donc, mais aussi celles de Count Basie, Charlie Mingus, Artie Shaw, Tony Benett et celles de beaucoup d’autres qui l’ont croisée (amants, avocats, proxénètes, agents du FBI). Si bien que le documentaire de James Erskine construit un entrelacement de chuchotements, de murmures, de rires et de cris qui fout la chair de poule. Et donne un corps cinématographique à l’esprit de Billie ; cet esprit hanté, si infiniment plaintif et pourtant si affamé, si insatiable, si vivant.

L’esprit de l’Amérique, on s’en enivra aussi à la vision de First Cow de Kelly Reichardt. La réalisatrice de Certaines femmes et d’Old Joy y conte l’histoire de Cookie Figowitz et de son ami King-lu, deux hommes qui, au XIXe siècle, s’associèrent pour créer une prospère et éphémère boutique de street-food dans l’Oregon. Bien qu’empreint de réalisme dans son traitement de l’Ouest (on est plus proche du Altman de John McCabe que du Ford de La Poursuite infernale), le minimalisme poétique de Reichardt ressuscite des esprits (le film commence par la découverte aujourd’hui des squelettes des deux gaillards) : celui, bon enfant et aventureux, des débuts du capitalisme, celui, bucolique mais âpre, des paysages américains, celui, vagabond et mélancolique, des Amérindiens, celui, utopique, de la fraternité entre les peuples. Et cela d’autant plus que par sa manière laidback et décalée, First Cow évoque souvent le cinéma de Jarmush (notamment Dead Man, bien sûr). Un peu comme Malick, mais très différemment, Reichardt filme ce que l’Amérique aurait pu être. Ce qu’elle peut – qui sait ? – être encore…

Quoiqu’il soit nous voilà, avec Billie comme avec First Cow, à serrer contre notre cœur ces esprits américains, ces esprits fraternels. Nous voilà infiltrés par eux. Nous voilà les portant avec nous. Pour longtemps on espère…