Avec Apeirogon, Colum McCann signe le roman le plus virtuose de la rentrée. Plongée dans le conflit israélo-palestinien, le roman entrecroise mille récits autour de deux héros : Rami et Bassam, pères endeuillés et militants de la paix. Superbe réussite de l’écrivain irlandais acclamé aux Etats-Unis. 

Colum McCann met l’infini à la portée des pauvres bêtes que nous sommes. Ainsi Apeirogon, polygone à facettes infinies qui nous plonge dans le conflit israélo-palestinien. Ainsi un roman où mille récits s’entrecroisent, en fragments courts, numérotés : des histoires engendrent des histoires au gré de correspondances. Les oiseaux qui survolent le pays, les soldats aux checkpoints, Borges en Israël, la balle d’un sniper qui file vers une petite fille qui achète des bonbons… Une symphonie où à chaque page s’ajouterait une nouvelle sonorité. Une cosmogonie pivotant autour d’un centre : les meurtres de deux petites filles, l’une israélienne, l’autre palestinienne, assassinées toutes deux dans la rue, au nom d’une haine qui leur était étrangère. Apeirogon n’est pas un tombeau, la mélancolie s’avère très étrangère à l’écrivain irlandais, mais un grand roman épique. Car au centre, nous suivons les deux pères des enfants tués: Rami et Bassam qui se retrouvent, après la mort de leurs enfants, dans une association pour la paix. L’un est un ancien soldat israélien, appartenant à la gauche israélienne, fils d’un rescapé de la Shoah, l’autre, un ancien terroriste ayant découvert en prison, la possibilité de la paix. Ponctuant le tourbillon de récits, revient le périple de ces deux hommes cheminant de classe en classe, de pays en pays, pour raconter leurs histoires de pères endeuillés, et leur désir de paix. Sysiphes d’aujourd’hui, Rami et Bassam font preuve de cette tranquille volonté, de cette ténacité luttant avec le désespoir, propres aux héros de notre temps. Ils sont palpables dans leurs tristesses, et inaccessibles dans la force de leur combat. 

Comment êtes-vous parvenu à cette forme si particulière de l’apeirogon ?

Lorsque j’ai écrit un de mes précédents livres, Transatlantique, sur le processus de paix en Irlande, j’ai cherché un mot qui évoquerait une dimension polygonale des choses, parce que je ne crois jamais qu’il n’y ait que deux ou trois faces d’une situation, je pense qu’il y en a bien plus, et c’est ainsi que j’ai découvert ce mot, « apeirogon », que je n’ai jamais utilisé. Mais il m’a accompagné, même dans les cours d’écriture que je donne, j’ai demandé à mes élèves d’écrire des textes qui refléteraient cette nouvelle forme de conscience, de rapport au réel que nous développons depuis Internet, cette manière d’avancer d’une chose à l’autre, puis à l’autre, et puis de revenir à la première…Les jeunes qui ont lu Apeirogon, ont trouvé que c’était un livre très facile à lire, que c’était tout à fait comme ça que les choses prenaient sens pour eux. Alors même que cette forme, pour des gens comme moi, semble beaucoup plus complexe. En l’écrivant, j’ai cru me lancer dans la littérature expérimentale, et c’est ainsi que je l’ai fait avancer, développant les différentes parties en même temps, comme un morceau de musique. L’élément musical devait se fonder sur des contrepoints, afin d’interrompre l’attention du lecteur, de le surprendre, puis de le ramener à la musique première. Je ne pensais pas que j’irais si loin. J’ai commencé en me disant que j’allais croiser une centaine d’histoires, puis trois-cent-soixante-cinq, une pour chaque jour de la semaine, et alors, je me suis demandé, est-ce que j’arriverais à en faire mille, qui se feraient écho dans l’apeirogon ? Je vous avoue que ce fut d’une très grande difficulté. Mais j’aime les défis, j’ai le goût de la compétition, je suis en vérité un parfait connard…(rires). 

La littérature peut de manière non violente nous confronter à la violence, et nous bousculer. C’est la même chose que ce qui se passe aujourd’hui dans les rues de New York et des Etats-Unis, les gens manifestent, pour la plupart de manière non violente, noirs et blancs ensemble, et ils changent l’histoire. Je crois que la littérature peut atteindre le même but. 

Rami est un ancien soldat, et Bassam est un ancien terroriste emprisonné par Israël…Leur fallait-il cette connaissance de la violence pour devenir de tels militants de la paix ? 

Je n’aurais pas pu imaginer l’histoire de Bassam si elle n’avait pas été réelle. Aurait-on cru à ce personnage? Ce garçon de dix-sept atteint de polio est désigné par son groupe de jeunes Palestiniens pour envoyer des grenades sur l’ennemi. Il est attrapé, envoyé en prison pendant sept ans où il découvre, dans un documentaire, la Shoah. Il change de point de vue sur le monde, sort, se marie, a des enfants, et fonde l’association des Combattants pour la Paix. Et c’est à ce moment-là que sa fille est tuée par une balle israélienne. Cette existence, ses implications, sont si puissantes, si shakespeariennes, qu’on peine à y croire, mais c’est vrai. Je n’ai pas voulu faire un livre « équilibré », avec un Israélien et un Palestinien mesurés, non, je voulais des personnages qui aient été confrontés, ou impliqués dans la violence du conflit. Je ne cherche pas à influencer le lecteur sur son opinion du conflit. Mais si je peux lui permettre de prendre connaissance du désordre humain qui règne là-bas, des infinies contraires qui s’y confrontent, alors, je l’espère, les choses changeront. La littérature peut de manière non violente nous confronter à la violence, et nous bousculer. C’est la même chose que ce qui se passe aujourd’hui dans les rues de New York et des Etats-Unis, les gens manifestent, pour la plupart de manière non violente, noirs et blancs ensemble, et ils changent l’histoire. Je crois que la littérature peut atteindre le même but. 

Vous écrivez à propos d’Israël que c’est un pays construit sur le chaos, est-ce la première impression que vous avez eue en allant là-bas ? 

Non, c’est l’énergie folle qui m’a frappé lorsque je me suis rendu en Israël pour la première fois. Mais j’ai peu à peu appris à sentir le chaos qui règne sous l’ordre apparent, comme peu à peu, sous le chaos apparent de la Palestine, j’ai commencé à percevoir l’ordre qui y régnait. L’incroyable hospitalité des gens là-bas m’a frappé des deux côtés, je me suis d’ailleurs dit que cette jeunesse, séparée par la peur, par l’argent, par le nationalisme, pourraient, si elle le voulait, se retrouver. Cette amitié ne balaierait pas les crimes commis. Mais l’essence de l’intelligence est d’accepter les contradictions, de vivre parmi elles. C’est peut-être aussi l’essence de la démocratie. 

Savez-vous quels sont les mots que je préfère aujourd’hui ? JE NE SAIS PAS. Pourquoi avons-nous si peur de le dire, particulièrement aux Etats-Unis ? Pourquoi personne n’ose dire à l’autre, non, vraiment, je ne sais pas, je suis perdu, mais explique-moi, je veux comprendre ce qui arrive. Mais la politique et la situation médiatique aujourd’hui n’autorisent pas cette humilité, et cette volonté de comprendre une situation à travers la vision de l’autre. 

Nous empoisonnons nos esprits avec des combats étroits type, « si tu n’es pas avec moi, tu es contre moi ». Et actuellement, alors que nous sommes victimes de cette compression générale du discours qui réduit tout à 120 caractères, nous sommes au sommet de cette guerre des opinions. Twitter nous impose une forme de communication fasciste, et je crois que la littérature doit s’inscrire complètement contre ça.

Est-ce là une réponse à une question, à laquelle vous avez pu vous confronter, particulièrement dans ce livre, la question de l’appropriation culturelle ? 

Oui, c’est une notion extrêmement forte aux Etats-Unis, notamment dans les universités. Mais la plupart des gens qui parlent d’appropriation culturelle aujourd’hui, ont, à mon avis, raison. Pendant des décennies et des décennies, les Américains sont allés un peu partout dans le monde pour relire l’histoire des autres selon leur propre vision, et c’est insupportable. L’appropriation culturelle a eu lieu, et elle continue à avoir lieu. Mais je crois qu’il faut transformer la nature de la question, ne plus parler d’appropriation culturelle, mais de célébration culturelle. Et il faut croire à cette « célébration » d’une culture qui ne serait pas la nôtre, particulièrement en littérature. Nous empoisonnons nos esprits avec des combats étroits type, « si tu n’es pas avec moi, tu es contre moi ». Et actuellement, alors que nous sommes victimes de cette compression générale du discours qui réduit tout à 120 caractères, nous sommes au sommet de cette guerre des opinions. Twitter nous impose une forme de communication fasciste, et je crois que la littérature doit s’inscrire complètement contre ça. Voilà pourquoi nous continuons chaque mois notre travail à Narrative 4, à travers des rencontres entre enfants qui normalement ne se rencontrent pas : le mois dernier, nous avons échangé les histoires d’enfants du Bronx et du Kentucky. Je sais que je pourrais être taxé de romantisme, mais quand je vois une jeune fille en hijab adopter l’histoire d’un garçon de ferme du Kentucky, je sais être sur la bonne voie. 

Est-ce que vous sentez dans l’Amérique de Black Lives Matter, un désir de tolérance renaître ? 

Oui, je le crois profondément. J’espère que cette idée réductrice d’une identité noire/ blanche/ mauve/ rouge/ verte est en train de voler en éclat. J’espère que nous prenons conscience que notre identité est un désordre permanent. Voilà pourquoi le mouvementBlack Lives Matter est une des choses les plus importantes qui ait lieu dans ce pays depuis des années. J’espère que le courant positif qui traverse ce mouvement permettra à ce pays de sortir de son propre chaos. L’agressivité qui règne depuis l’arrivée de Trump, et la violence qu’elle a libéré dans le pays est difficile à mesurer tant elle est partout présente. Les mots semblent incapables de dire la véritable nature de cet homme. Il faudrait une métaphore puissante, mais je ne la trouve pas. 

Apeirogon, Colum McCann, traduit de l’anglais (Irlande) par Clément Baude, éditions Belfond, 23€