Qu’il décrive la terreur mise en place par le général Pinochet par la perception qu’en a un imitateur de Travolta (Tony Manero), qu’il raconte la fin du pouvoir du dictateur du point de vue d’un publicitaire (No), qu’il réfléchisse à la place de l’Église dans la société chilienne en filmant une maison au bord de la mer où sont mis à l’écart les prêtres qui ont « pêché » (El Club), qu’il fasse le portrait du grand poète Neruda en s’intéressant au policier qui le traqua (Neruda) ou qu’il envisage l’histoire de Jackie Kennedy par l’entremise d’un journaliste qui l’interviewa après les obsèques de son mari (Jackie), le cinéma de Pablo Larrain, tout en étant lyrique et généreux, a toujours eu quelque chose d’âpre et de décalé. Cette poésie dissonante qui rend cette œuvre précieuse et stimulante fait que depuis longtemps, à Transfuge, nous désirions nous entretenir longuement avec le cinéaste chilien.

Par Zoom, depuis sa maison de Santiago, il a évoqué pour nous son dernier film : Ema. Une fois encore, le geste de Larrain pourra déconcerter puisqu’il y choisit de réfléchir à la question de l’adoption à travers le portrait d’une jeune danseuse de reggaeton, bisexuelle et marginale. Et, une fois encore, le résultat est enthousiasmant : musical, baroque, fragmenté, hybride, punk et pourtant prodigieusement cohérent, rigoureux, idéaliste et noble.

Comme Terrence Malick j’aime transformer l’espace physique en espace mental.

À propos de structure narrative, on a l’impression que le film s’est en partie écrit pendant le tournage…

C’est vrai. Mon frère (qui est producteur) et moi avons fait deux films d’une manière similaire : El Club et Ema. Ce sont deux films qui ont été tournés dans une sorte d’urgence parce que le tournage d’un autre projet avait été repoussé : pour El Club c’était Jackie, pour Ema c’est The True American, mon prochain film. Pour Ema, mon frère et moi avons écrit un plan, une sorte d’esquisse. Puis la plupart des dialogues ont été écrits pendant le tournage. Et le film a continué à s’écrire au montage : ainsi nous avons tourné trois fins différentes et au montage nous avons choisi celle que vous avez vue à l’écran. Si bien que le film était une sorte de work in progress. Par exemple, je n’ai pas partagé le scénario avec les acteurs. Ce n’est pas quelque chose que je ferai pour chaque film mais je trouve cela intéressant quand les acteurs ne connaissent ni le destin du personnage ni la structure de la narration. Cela évite que leur interprétation d’une scène soit fondée sur la situation de cette scène dans la structure globale du film. Et pour le réalisateur, c’est un moyen d’atteindre une sorte d’incertitude qui crée un plaisir très étrange accompagné d’une grande énergie créatrice. C’est le genre de tournage qui exige une hyper-concentration permanente.

Le personnage d’Ema peut paraître paradoxal : c’est à la fois une artiste, une danseuse, et une incendiaire qui détruit la ville. À moins que la création et la destruction soient deux faces d’une même énergie… 

D’après moi, brûler des objets et des bâtiments est sa manière de laisser une trace artistique sur la ville. Si bien que la ville devient un paysage dans lequel elle réussit à s’exprimer. Certains le font par la peinture, le graffiti, d’autres déboulonnent des statues, elle brûle des voitures et des bâtiments. On peut trouver que c’est dangereux et stupide de brûler des choses qui ne vous appartiennent pas mais c’est sa manière à elle de témoigner. C’est un acte à la fois politique et poétique. D’autant que, métaphoriquement, le feu est associé à l’image du soleil autour duquel elle danse au début du film. Pour moi Ema est un soleil, Ema est la nature. Le soleil donne la vie et la lumière mais en même temps si on s’en approche on prend feu.

Vous en parlez comme si elle était investie d’une énergie cosmique…

Oui, c’est le cas. Un équilibre cosmique est atteint à la fin. Le film est composé de plusieurs éléments qui le mettent en mouvement et le font avancer : Le feu, la danse et la musique de Nicolas Jaar. Je voudrais que la combinaison de ces différents éléments pénètre les pores de la peau du spectateur, qu’elle l’enveloppe de sueur, qu’elle crée une sensation physique, organique et poétique.

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