La « bonne distance », ce compromis heureux, mais si difficile à atteindre, entre le regard du peintre et son sujet, James Tissot (1836-1902, semble l’avoir trouvée instinctivement avec son siècle. Le portraitiste du Paris huppé et nanti, l’expatrié londonien qui, en 1871, laissait derrière lui les convulsions de la Commune et, enfin, sa reconversion en imagier inspiré du texte biblique : à chaque fois, Tissot est bien de son temps, mais toujours en se ménageant cet espace de jeu, ce léger écart qui lui permet de rester irréductiblement lui-même.

Ce dandy, lié à Degas, introduit dans le beau monde et dans les cercles intellectuels, s’en fait le portraitiste dans les années 1860, après de premiers essais peu goûtés, nourris de l’archaïsme des primitifs. Le succès, les commandes, l’aisance financière suivent, ses clients l’intronisant parmi les chroniqueurs privilégiés de leur vie opulente, dont il rend, avec un luxe de formes et de couleurs, l’enracinement dans le monde matériel. Il y a un œil de romancier chez Tissot, qui saisit l’osmose entre ses sujets et leur décor. Qu’on songe aux riches tapis du Portrait des quatre enfants d’Emile Gaillard (1868) ou à l’enfant qui, dans les bras de sa mère, la taille nouée du même ruban bleu que celle-ci, semble moins un vivant bambin qu’un accessoire de mode (Portrait du marquis et de la marquise de Miramon et de leurs enfants, 1865). Tissot fut également aux avant-postes de la vogue japonisante qui devait tant marquer cette seconde moitié du XIXe siècle. Réaliste, réceptif aux nouveautés plastiques : un « moderne » dira-t-on, mais il convient d’appliquer l’étiquette avec précaution, précisent les commissaires de l’exposition, car cette modernité-là n’est pas celle qui, par degrés, émancipant la matière et la touche, aboutira à l’abstraction. Elle tient plutôt à ce que Tissot, très vite, a compris l’importance de la reproduction de l’image et qu’il a, en conséquence, adapté sa manière, faisant toujours primer la lisibilité.

Cette situation, qui est celle, paradoxale, d’un outsider engagé, elle est aussi la sienne à Londres, où il s’installe à l’aube des années soixante-dix, gravitant à nouveau dans la meilleure société. Mais les détails le trahissent, l’ironiste n’est jamais embusqué bien loin, sa peinture sait se faire persifleuse. Témoin London Visitors (1874) et ses touristes dans la capitale anglaise, le mari embarrassé avec son guide, la femme jetant une œillade. Ou encore tout ce que suggère de possibilités scabreuses The Thames (1876), ces deux femmes accompagnant sur une embarcation un officier de la Royal Navy, réputée abriter de joyeux lurons, avec des bouteilles de champagne au premier plan. Tissot est aux antipodes du marginal, mais son regard est toujours un peu celui d’un intrus. Aucune ironie, en revanche, dans la grande histoire romantique qui fut l’acmé de la vie sentimentale de Tissot. Elle s’appelle Kathleen Newton, il la rencontre à Londres en 1876, elle est tuberculeuse, s’éteint en 1882, mais prête son visage à certaines des plus belles toiles de Tissot. Qui, à sa mort, retrouve la France, où il essuie une déconvenue, l’échec critique de son cycle, La Femme à Paris, malgré une toile foisonnante comme La Demoiselle d’honneur, qui joue avec un art consommé à égarer le regard du spectateur. Dès lors, lui qui s’était déjà tourné vers l’invisible à la mort de Kathleen (troublante Apparition médiumnique de 1885), met son art au service de l’illustration biblique, se rendant plusieurs fois en Terre sainte. Ce qui ne signifie nullement se couper du siècle : ses aquarelles, réunies dans le livre La Vie de Notre Seigneur Jésus-Christ publié en 1896, remportent un immense succès et Griffith saura s’en souvenir dans Intolérance

Exposition James Tissot, l’ambigu moderne, musée d’Orsay, jusqu’au 13 septembre