Le festival de l’Ircam, ManiFeste, moment de créations pour la musique contemporaine est aussi un carrefour entre littérature, arts plastiques et arts sonores. Alors que ManiFeste ouvrira la rentrée parisienne, du 31 août au 13 septembre, le directeur de l’Ircam, Frank Madlener, évoque les compositeurs invités et le travail sur la voix poétique, au centre de cette édition.

Vous avez choisi comme l’une de vos invitées centrales, la compositrice Rebecca Saunders, figure reconnue et célébrée notamment chez elle en Grande-Bretagne. C’est aussi une compositrice très littéraire, mais là vous lui avez proposé de dériver vers une composition électronique, pourquoi ?

Rebecca Saunders a subi l’annulation du festival de Lucerne cet été, mais aussi du Berliner Festwochen, donc heureusement que demeurent Paris et Manifeste pour accueillir sa création. C’est la première fois qu’elle travaille la voix et l’électronique. Elle est en effet dans l’accomplissement, mais elle n’avait jamais fait de détour par l’électronique. Elle maîtrise absolument l’instrumental, mais elle était réticente à l’électronique, ce n’est pas un medium naturel pour elle, il lui a fallu du temps pour qu’elle accepte notre proposition. Mais je n’avais aucun doute sur sa capacité à basculer vers l’électronique : elle a une précision, un sens de la dramaturgie, une poétique de l’intimité dès qu’elle travaille la voix, qui semblerait un flux de conscience, et c’est une maîtresse de l’orchestration.

 L’autre portrait de ManiFeste, c’est le compositeur Stefano Gervasoni. Qu’a-t-il en commun avec Rebecca Saunders ? 

Il a un rapport très fin au texte, à la parole. Il a lui aussi beaucoup travaillé sur la poésie, il a même travaillé sur le Fado, et il a écrit une grande œuvre que l’on fera en mars, autour de José Angel Valente, un poète espagnol d’après-guerre. Il travaille la phrase, joue sur l’affect, d’une manière presque baroque. C’est un festival qui va être très vocal. Souvent à l’Ircam, on s’est intéressé à la transformation de la voix, ici on s’intéresse à la voix comme fiction. On va donc aussi lancer cette année des « Musiques-Fictions ». L’idée c’est d’imaginer un cinéma pour l’oreille, une sorte de pièce radiophonique où la musique a toute sa place. On commence avec Maylis de Kerangal, autour de Naissance d’un Pont et Daniele Ghisi, mais aussi Annie Ernaux, Céline Minard… Ce sera sous le dôme sonore que nous avons ici, c’est une chose exceptionnelle, lorsque l’on est sous ce dôme, on a l’impression d’être au centre de l’univers. Les théâtres de Gennevilliers, de Tours et d’autres vont reprendre ces « Musiques-Fictions ». 

Vous rendez aussi hommage à certaines grandes figures pionnières de la musique contemporaine comme Eliane Radigue…Comment expliquez-vous que ce patrimoine soit si méconnu ? 

Oui, il est méconnu du grand public, et parfois des compositeurs eux-mêmes ! Or, je suis convaincu que le gouffre entre patrimoine et création est caduc. A mon avis, il faudrait que la création inclut le patrimoine, qu’elle l’ingurgite et qu’elle en fasse quelque-chose. Un exemple, ici, à Beaubourg : si l’on se retrouve entre les trois bleus de Miro, on accède à la même sensation qu’en réalité augmentée.  A un moment donné, si l’on part de la perception et non de l’approche historique, on peut surmonter le décalage entre patrimoine et création. Ça peut prendre plein de formes : on présente par exemple au cours de ManiFeste un concert qui s’appelle Speech au cours duquel sera interprétée une œuvre de Georges Bloch dans laquelle un pianiste joue un standard du jazz et face à lui entrent en scène virtuellement Billie Holiday, Edith Piaf, Elisabeth Schwarzkopf…C’est un rapport au passé qui devient mouvant, la relation se crée avec l’archive. Comme toute la relation avec la voix humaine qui va être tissée par les différents compositeurs du festival, comme Marta Gentilucci par exemple qui tente, à travers la poésie, d’introduire le vibrato humain sur une voix de synthèse. L’ensemble du concert de Speech part du principe que « dire, c’est faire ». 

Le confinement a-t-il entravé beaucoup de projets de l’Ircam ? 

Nous avons pris acte du cataclysme qui s’est abattu sur nous tous :  les artistes, musiciens, chanteurs…Mais nous avons aussi compris très vite qu’il y avait des salles vides, disponibles, pour des répétitions, ce qui nous permettait de sortir de la paralysie. Nous avons commencé par un travail en ligne, on a par exemple travaillé avec une compositrice qui était confinée à Rome, qui collaborait avec un ensemble musical à Marseille, et un réalisateur musical à Paris. Pendant le confinement, on a aussi noué des alliances inattendues : on a réfléchi avec l’Ecole des Beaux-Arts à une chaire sur les arts sonores, on va travailler avec le Conservatoire de Lyon, avec Saclay…Cette période de suspension était une période très active, et une prise de conscience dans les milieux de musique contemporaine qu’il fallait faire converger nos désirs multiples vers un évènement commun. 

On a réussi à assurer toutes les créations que l’on avait initiées, ou à la rentrée, ou au printemps. On défend la scène française, mais aussi internationale. On ouvre avec un des meilleurs ensembles en Europe, le Musikfabrik allemand. Cette dimension internationale est centrale dans notre approche de la création. 

Pour plus d’informations sur le programme de ManiFeste : https://manifeste.ircam.fr