Turquie, Bulgarie, Grèce : la frontière, qui les sépare autant qu’elle les réunit, est tantôt une membrane ténue, poreuse, tantôt un mur hostile, infranchissable sauf au péril de sa vie. Une zone limitrophe, couturée par l’Histoire. C’était l’ourlet le plus méridional du Rideau de fer, où les Allemands de l’Est las du socialisme, qui mettaient leurs espoirs dans l’Ouest, pratiquaient, à leurs risques et périls, le « tourisme d’évasion ». C’est cette zone de transit incessant où l’absurdité tragique des nationalismes s’est donnée carrière : expulsion des Turcs de Bulgarie en 1989, Grecs d’Anatolie jetés sur les routes par les Turcs au début des années 20, on n’en finirait pas de recenser les coups de cet effarant billard ethnico-religieux à trois bandes. Kapka Kassabova, elle-même bulgare mais vivant en Ecosse, n’ignore pas, bien au contraire, les soubresauts de l’Histoire, mais son livre, chronique d’un périple au long cours qui la voit sillonner la région, n’a rien d’un sec traité de géopolitique des Balkans. On pense irrésistiblement, en lisant ce Lisière qui est bien parti pour prendre rang auprès des classiques de la « creative nonfiction », au récent essai de Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête. S’étonner, explorer, collecter… ces gestes et ces attitudes qui sont ceux de l’enquête sont aussi ceux de Kapka Kassabova.

En bonne enquêteuse, elle ne néglige aucune piste. Pas même le surnaturel : superbes pages inaugurales sur la persistance des rituels du feu dans le massif de la Strandja, sur l’inquiétante étrangeté qui se dégage du paysage : « j’avais l’impression d’être prise au piège dans un songe – rêve ou cauchemar, je n’aurais su le dire. » Car la région vit dans un temps aboli, ou infiniment ramifié, et les mythes, tel celui d’Orphée, les récits du passé proche ou lointain, mais aussi l’actualité tristement brûlante, celle des réfugiés syriens échoués en Turquie, tout cela se fond et se confond.

Mais Kapka Kassabova a aussi les pieds sur terre. Elle sait où s’installer pour écouter, nourrir son investigation. Les grandes étapes du livre, ce sont ces foyers de la parole que sont le bistrot turc d’Ali, le bar de la Strandja baptisé « Discothèque » et dont la piste de danse est toujours déserte, ou encore un « hôtel perché sur le toit du monde, au cœur des Rhodopes », qui tire son nom du centaure Nessos. Là, Kapka Kassabova écoute, récolte mille histoires. Car, nous confie-t-elle, « je suis une écrivaine de l’expérience : je tiens vraiment à éprouver les lieux, à rencontrer les gens. Sentir les parfums de la forêt, toucher les arbres où des initiales sont gravées, être assise à la table des gens qui s’enivrent… Tout ça c’est le noyau de ma démarche. » Et elle excelle à portraiturer ce petit monde : voici Ziko, « un coureur de jupons, un buveur et (…) un ancien passeur ; voici Emel, toute vibrante d’érotisme, qui « dégageait une telle aura d’opulence…  qu’aussitôt l’envie vous prenait de vous étendre à même le sol et de ronronner. »

Et puisque la littérature est toujours une enquête sur la langue et les mots, Kapka Kassabova choisit de ne pas livrer un journal brut de voyage. Elle segmente et scande son texte de courtes notations philologiques, pratiquant quelque chose comme une anatomie des concepts et des formules. Ici, c’est la « sozialistisches Persönlichkeit », ce crédo de l’« homo sovieticus », là c’est le beau mot de « komshulak », ou esprit de bon voisinage… « Les mots font partie de la conscience collective, nous explique-t-elle, comme du paysage, à l’image des fontaines au bord de la route… Et ces mots que j’ai mis en avant étaient des maillons dans une longue chaîne : temporelle, narrative, géographique… Ce sont les mots qui servent de ponts au-dessus de ces terribles frontières. »

Kapka Kassabova, Lisière, voyage aux confins de l’Europe, traduit de l’anglais (Ecosse) par Morgane Saysana, Marchialy, 488 p., 22 €