Le 22 juin, les portes des salles de spectacle rouvraient. A la Colline, au Théâtre de la Ville, à l’Opéra Comique, la même joie et les mêmes espoirs furent partagés entre artistes et public. Récit de sept jours au théâtre.  Par Oriane Jeancourt Galignani. Photo : Stefan Brion

Ils sont nombreux, rue Malte Brun, il n’est pas même dix-neuf heures en ce lundi 22 juin, et ils se sont déjà réunis en attendant d’entrer dans le Théâtre de la Colline. Des gens du théâtre, de celui-ci ou d’un autre, mais aussi beaucoup de jeunes venus voir leurs amis acteurs, et quelques habitués, sans doute abonnés, du quartier ou de plus loin. Au centre de cette petite foule, Wajdi Mouawad, en chemise de bûcheron, accueille tout le monde. Le directeur de la Colline, dont on connaît la réserve médiatique, a choisi pour ce premier jour de prendre la parole. Il devient sur scène, le patron d’une troupe de jeunes comédiens, vingtaine d’anciens élèves du Conservatoire, ceux-là mêmes qui devaient jouer Innocence à la Colline en ce moment…Dans quelques semaines, le 7 juillet, on les retrouvera dans une recréation de Littoral. Ecrite il y a plus de vingt ans, c’est la tragédie d’une jeunesse qui cherche dans un monde à feu et à sang à enterrer le père : le dramaturge convoque sa pièce de deuil.

Cette première soirée du 22 juin ouvre une saison estivale intitulée Au Point du Jour. Si nous sommes au crépuscule, il s’agit pourtant bien d’un réveil commun que nous allons partager avec Wajdi Mouawad et ses comédiens sur scène. Nous racontant d’abord ce que fut cette épreuve des trois derniers mois, les acteurs enclenchent ensuite un vaste débat dans la salle sur cette question qui rôde depuis la fin du confinement : la jeunesse a-t-elle été sacrifiée pour protéger les plus vieux  ? Mais la guerre générationnelle n’aura pas lieu, très vite, les interventions s’apaisent, jusqu’à celle de Patrick Boucheron : l’historien nous parle de langage, de liberté. Enfin, en sommet de cette soirée, un long extrait du « Chœur des Oiseaux », performance théâtrale et chorégraphique, qui permet aux jeunes acteurs d’atteindre une folie incantatoire, eschylienne, dans l’obscurité retrouvée du théâtre. 

Voix d’ici et d’ailleurs 

Le lendemain, au Théâtre de la Ville, à l’espace Cardin, ce sont aussi les voix des acteurs qui nous portent tout au long de la nuit. La soirée s’intitule La Veillée : depuis le 22 juin, et jusqu’au 24, les acteurs, le public, mais aussi les intellectuels, les scientifiques, la grande famille du Théâtre de la Ville sont réunis du soir au matin pour faire théâtre : des poèmes, des récits sont lus, au gré de performances saisissantes, Hugues Quester lit Houellebecq à minuit, Serge Maggiani, Dante à trois heures du matin, et la troupe joue Ionesco suite en plein milieu de la nuit, jusqu’à ce qu’au lever du soleil, aux alentours de cinq heures du matin, le public suive danseurs et musiciens dans les jardins des Champs-Élysées…

Il s’agit d’une « Veillée », nous explique Emmanuel Demarcy-Mota en ouverture de cette seconde nuit de théâtre, en hommage aux disparus, et en célébration du vivant. Et cette veillée se nourrira de langage, de poésie : « tenir paroles » s’intitule la soirée d’ouverture. La salle rouge de Cardin devient l’antre des paroles échangées pendant le confinement entre acteurs et confinés, au gré des « Consultations poétiques et scientifiques » délivrées au téléphone pendant ces trois mois de silence des théâtres. Ils sont nombreux sur scène, « je n’ai jamais dirigé autant d’acteurs », confie d’un sourire ravi et épuisé Emmanuel Demarcy-Mota qui ne quitte plus son théâtre, préparant déjà une création d’une pièce d’Ionesco pour la rentrée. Les échanges téléphoniques du confinement deviennent un spectacle, et l’on entend les confidences de ces hommes et femmes qui ont appelé de toute la France, et même de plus loin, pour ne plus être seul, pour entendre de la poésie, pour se divertir, pour connaître, pour ressentir, pour savoir. Et ce sont les poèmes de Peter Handke, Baudelaire, Prévert, Anna de Noailles, Ionesco et d’autres, ce sont les leçons de l’astrophysicien Jean Audouze, que les acteurs offrent à ces esprits en mal de mots. Dans le public, on se réjouit de retrouver chaque acteur de la troupe, Valérie Dashwood, Jauris Casanova, Sandra Faure et les autres, que l’on reconnaît un à un, et qui de ce métier d’acteur qu’ils poursuivent à la virtuosité, nous délivrent la puissance poétique. 

Humour noir

La virtuosité renaît sur le plateau de l’Opéra-Comique quelques jours plus tard, dans un Cabaret horrifique inédit ( et qui se joue toute la semaine) : petite folie lyrique et gothique crée il y a quelques années par Valérie Lesort, le spectacle est un récital théâtral, bijou d’humour noir servi avec grâce par Judith Fa et Lionel Peintre, chanteurs lyriques et comme souvent sur cette scène, acteurs impeccables. Mais ce samedi 27 juin, pour la réouverture, le spectacle prend une nouvelle dimension, et se réapproprie la salle au gré d’une fabuleuse inversion : le public est sur le plateau, face aux chanteurs, à la pianiste, et à Valérie Lesort elle-même, grimée en sorcière de fête foraine. Elle qui vient d’être primée par les Molières et le Syndicat de la Critique orchestre cette fantaisie kitsch, au rythme tenu, qui nous fait rire des masques, du gel, et de la mort elle-même…N’avons-nous pas besoin de ce rire-là ? La salle devient le décor à l’italienne des rêves gothiques de Kurt Weill, Boris Vian, Ravel, Schubert, jusqu’à une burlesque réinvention d’une fameuse scène du Fantôme de l’Opéra. Nous n’aurons, installés sur scène, jamais été aussi près du fantôme…

IL n’y avait pourtant plus rien de spectrale dans ces salles de théâtre parisiennes réduites au silence pendant trois mois, et si demeurent, parmi les visages masqués et les sièges qui séparent les uns des autres, le sentiment d’une étrangeté, très vite elle s’estompe dans l’euphorie du spectacle retrouvé.