La Fondation Custodia est une de ces enclaves parisiennes où l’on oublie qu’on est à Paris. « Studi & Schizzi. Dessiner la figure en Italie, 1450-1700 », l’exposition que nous propose Maud Guichané du 7 juillet au 6 septembre 2020 désormais, nous transporte à la Renaissance à la faveur d’un choix judicieux de 86 parmi les 600 dessins italiens que conserve la fondation, fruits, pour l’essentiel, de la collection de Frits Lugt. Des œuvres que la commissaire fait dialoguer en mettant en contraste les différentes techniques auxquelles recourent les écoles.

L’intérêt de ces ébauches est aussi de nous montrer les variations et les repentirs de l’artiste au stade où il conçoit son œuvre. La sensation d’être initié aux secrets d’atelier des maîtres italiens galvanise la visite : l’itinéraire souvent indécis et tortueux de leur esprit est ponctué d’impulsions, de trouvailles, de réussites et de ratures. À ce pur plaisir de voyeur et au privilège d’avoir accès à une phase confidentielle de la conception se mêle le sentiment troublant de parcourir un chantier encombré de parpaings, de tringles et d’échafaudages qui tout à la fois annoncent et dissimulent un projet (en italien, disegno signifie « dessin » et « dessein »). En s’exposant ainsi, l’artiste trahit ses obsessions et ses fantasmes ; Frits Lugt qualifiait l’art de dessiner de « confession involontaire ». La traduction visuelle de l’observation ou de la réflexion à l’état brut est un spectacle : la genèse d’un champ graphique d’où jaillit l’éclair d’une idée, une figure ou une architecture ; on participe davantage au processus de création que face à l’œuvre achevée.

Les études anatomiques sont des pièces de choix et le péché mignon des artistes, véritables manicaretti, tant ils semblent s’être délectés à les exécuter. Les Six études de mains d’Alvise Vivarini, sur papier rose, constituent le minutieux répertoire d’un langage gestuel d’une grande délicatesse, « la codification de la position ou de l’objet tenu par chacune des six mains contribuant pleinement à l’identification du saint auquel elle correspondait dans les peintures », souligne Maud Guichané dans le précieux livret de l’exposition. Le peintre vénitien devait consulter ces dessins comme un registre en complément de sa palette. Attribuée à Giovanni Ambrogio Figino, l’Étude de la jambe d’un homme à la pierre noire, sur papier bleu, avec des rehauts de biacca (céruse) finement posés à la pointe du pinceau, témoigne d’une même minutie dans la recherche de la pureté d’après les canons de la beauté classique.

Six études de mains d’Alvise Vivarini (c) Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris

La quête d’un mouvement ou d’une position éloquente donne lieu à une série d’esquisses ; à défaut de solution narrative, l’artiste se concentre sur un détail, membre ou visage, en procédant à un agrandissement. Dans ses Cinq études pour Marie-Madeleine, le virtuose bolonais Guercino explore les états d’âme de la sainte – douleur, désespoir, compassion, défaillance confinant à l’extase, etc. – et l’élan de son geste édifiant. La spontanéité du dessin qui fixe la posture se traduit par des lignes fluides qui virevoltent et impriment leur rythme comme les ornements dynamiques d’une partition. Dans un autre registre, c’est un réseau énergique de hachures et de zones estompées qui permet de saisir une attitude tout en obtenant des effets de clair-obscur, comme le montrent une esquisse attribuée à Titien, Miracle de saint Antoine de Padoue, et une Tête de jeune femme du maniériste florentin Andrea del Sarto. D’autres études préparatoires font penser à des patrons de couture : ainsi les Quatre gentilshommes en conversation de Vittore Carpaccio, sur papier bleu, pareil au supplément d’une luxueuse revue.

Cinq études pour Marie-Madeleine de Guercino (c) Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris

Rien de plus exaltant que ces formes embryonnaires, fantomatiques, en gestation – in nuce – ou en gésine dans un enchevêtrement de lignes qui leur tient lieu de creuset. Révélatrices à cet égard sont les Études pour Dédale fixant les ailes d’Icare de Lodovico Cardi, dit Cigoli : esquissés à la plume, à l’encre brune et au lavis brun, ces croquis juxtaposés, voire superposés, sur un même feuillet, recto et verso, auxquels viennent s’ajouter des lignes de compte pour du matériel, témoignent de la vaste exploration que suggère un sujet original.

Le cadre prédéfini par les commanditaires – retable, niche, lunette, etc. – conditionne aussi l’artiste, l’obligeant à circonscrire son dispositif et à inscrire ses figures dans une forme géométrique. Aussitôt endiguée, l’imagination est vivifiée ; son flux s’intensifie. L’Évanouissement de la Vierge de Battista Franco, dit Semolei, en fournit un bel exemple : une embrasure où quatre femmes regroupées ne peuvent tenir debout a imposé à chacune une attitude, penchée, à genoux ou défaillante. On sent la main qui, en les esquissant, a soupesé les corps et équilibré la distribution des volumes dans l’architecture qui leur est assignée ; les courbes font écho à la voûte de l’encadrement.

Le changement d’instrument indique d’autres préoccupations. Alors que le cadrage et les expressions sont l’affaire du tracé à la pierre noire, la finition revient à la plume à l’encre brune. Sur un papier coloré, les incidences de l’ombre et de la lumière sur les corps ou les draperies sont captées par des rehauts de gouache blanche. Une fois qu’il a saisi le mouvement, établi la contenance et le lien des figures pour la constitution d’un groupe, et déterminé le jeu des regards par rapport à l’observateur, l’artiste dramatise les formes au lavis.

La beauté de ces dessins tient aussi à leur caractère inachevé, ce non finito que les maîtres italiens, à commencer par Donatello et Michel-Ange, ont été les premiers à utiliser comme moyen d’expression. Le maniériste romain Federico Zuccari, qui compléta la fresque de la coupole de Santa Maria del Fiore, après Giorgio Vasari, en offre ici un exemple saisissant avec ses Études pour la Résurrection du fils de la veuve de Naïm : les figures émergent d’un magma de traits en filigrane, encore empreintes du combat qu’elles ont livré dans la matrice cérébrale du peintre. Agile, la plume trace, file, biffe, bondit sur le papier où se profilent des expressions si vivantes qu’on croit les entendre gémir et haleter.

Cette belle exposition réserve plusieurs surprises, comme la physionomie africaine d’une Vierge à l’Enfant du Bolonais Lorenzo Sabatini, et la scénographie d’une foule dense et oppressante par Battista del Moro. Les férus de Fragonard, entre autres peintres français influencés par leur séjour en Italie, découvriront certains de ses modèles, preuve manifeste qu’il travaillait moins d’après nature qu’il ne s’inspirait de ses prédécesseurs. On connaissait sa prédilection pour Pierre de Cortone. Mais c’est surtout Le Sacrifice de Zacharie et La Naissance de la Vierge du Siennois Ventura Salimbeni qui révèlent une influence : la finesse du trait, l’habile présentation des silhouettes disposées en regard et de trois quarts, leur agencement sur plusieurs plans dans l’espace de la lunette et leur mise en relief à l’encre brune annoncent, dès la fin du xvie siècle, la virtuosité du peintre grassois. Combien l’art français a puisé dans le sublime réservoir italien !

Le Sacrifice de Zacharie de Ventura Salimbeni (c) Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris