Il n’est pas de moment plus propice qu’un temps chahuté pour s’interroger sur l’avenir de l’opéra contemporain. À l’heure où les questions se bousculent sur le passé et l’avenir de nos civilisations, l’artiste d’aujourd’hui est sans doute le plus à même de donner forme à ce désarroi, et à ses fulgurantes incertitudes. Olivier Mantei a produit ces six derniers mois trois créations lyriques contemporaines : L’Inondation, Fosse et Macbeth underworld, signées Francesco Filidéi, Joël Pommerat, Christian Boltanski, Jean Kalman, Franck Krawczyk, Pascal Dusapin, et Thomas Jolly. Figures fortes et exigeantes dans le paysage européen mais qui, pour certaines, n’avaient jamais approché l’opéra.

Chacun de ces spectacles s’engageait dans un parti pris clair, un bouillonnement esthétique, conjuguant langage et musique, art visuel et drame. Ainsi L’Inondation, spectacle qui empruntait à Zamiatine son inquiétante étrangeté, amplifiée par le jeu trouble des comédiens-chanteurs millimétré par Pommerat, fut emporté par la musique oscillante et sophistiquée du jeune compositeur italien Filidéi. Objet inattendu que cet Inondation qui s’inscrit dans une voie pourtant ouverte il y a plus d’un siècle, celle du théâtre musical, réinventé par Debussy. N’oublions pas que Pelléas et Mélisande fut crée en 1902 à l’Opéra Comique, sous-titré « drame lyrique ». Par cette révolution qu’accomplit Debussy, avec cette unique liberté d’esprit qui le caractérisait, les mots de Maeterlink devinrent musique. Depuis, des chefs-d’œuvre de théâtre musical se sont succédés sur les scènes mondiales. Et aujourd’hui, ce dialogue entre compositeurs, écrivains, artistes se poursuit. Ne serait-ce que dans l’une des plus belles promesses qui devait être présentée à Aix en juillet et qui sera créée bientôt à Helsinki, Innocencede Kaija Saariaho sur un livret de l’écrivain finlandaise Sofi Oksanen. Ou, cet opéra que nous annonce Olivier Mantei, de Jean Echenoz et Philippe Hersant, à partir de Des Éclairs, biographie rêvée de l’inventeur Tesla.

2021 sera-t-elle la saison de la création lyrique contemporaine ? On peut l’espérer, mais n’ignorons pas cette réticence profonde du public français envers la musique contemporaine qui engendre une faiblesse de création. Le conservatisme, le conformisme, la gêne de ne pas s’inscrire dans l’idéal en stuc de la « culture pour tous », peut en partie expliquer cet état de fait. Mais pas seulement. Olivier Mantei, en enthousiaste lucide, retrace aussi une histoire complexe de l’art lyrique qui a creusé l’écart entre le compositeur et son auditoire. Lui qui est à l’origine de dialogues entre artistes, et compositeurs contemporains, comment voit-il l’opéra de demain ? L’entretien, au téléphone, sera long et nuancé. Mais avant toute chose, je l’interroge sur une légende du cinéma et du théâtre morte récemment, et qui commença sa carrière aux Bouffes du Nord, en 1945…

L'inondation
L’inondation (c) Stefan Brion

Michel Piccoli vient de disparaître. Vous avez tweeté au lendemain de sa mort, rappelant qu’il fut un comédien habitué des Bouffes du Nord, notamment dans les mises en scène de Peter Brook. Comment était-il au travail ?

Il avait quelque chose d’incroyablement spontané et naturel, que ce soit avec nous, producteurs, ou avec Peter Brook et Natasha Parry. Il était toujours à l’écoute, et très silencieux, avec quelques boutades par-ci par-là. Mais d’un seul coup, il était dans le personnage, on avait l’impression qu’il ne produisait pas d’effort, comme tous ces grands acteurs qui sont immédiatement dans la peau d’un autre.

Sa capacité à entrer dans le rôle très vite, s’accompagnait d’une apparente distanciation, donnant l’impression d’être en dehors, ailleurs. Avec humour et générosité. La dernière fois que je l’ai vu travailler, c’était lorsqu’il disait la correspondance de Tchekhov, il transmettait le sentiment amoureux de manière incroyable. Il y a eu une vraie relation entre Michel Piccoli et Peter Brook, qui ont le même âge à peu près.

Comment avez-vous vécu l’annonce du confinement à l’Opéra Comique ?

Le décor de Macbeth venait d’être monté. On allait commencer les répétitions dans la salle. On a tous vécu ça de la même manière : un coup d’arrêt brutal, et tellement inhabituel dans nos métiers, finalement. Nous sommes restés étourdis quinze jours, il y a eu un état de perte de conscience collective, personne n’a pas bien compris ce qui se passait. On a parlé ensuite d’inventer un nouveau monde, et puis après un mois et demi de confinement, on a commencé à regretter l’ancien monde. On est rentré dans des préoccupations techniques, sociales, salariales. Macbeth sera reporté en 2023. Les délais d’opéra ne sont pas les mêmes qu’en théâtre… Le plus dur était d’être dans une tempête sans voir le port. Et ça continue un peu.

Stéphane Lissner, directeur de l’Opéra de Paris, a déclaré qu’il était impossible pour l’opéra de suivre les consignes sanitaires suggérées par le gouvernement, et qu’à la rentrée, il serait donc difficile d’ouvrir. Partagez-vous ce point de vue ?

Non, parce que je suis à la tête de lieux plus flexibles, et plus étroits. Le grand opéra qui repose sur une économie de jauge pleine, et qui justifie, dans la relation entre l’artiste et le public, des salles remplies, en effet, on ne peut pas l’imaginer. Il est donc difficile d’imaginer que notre programmation à la rentrée ressemblera à ce qui était prévu. En revanche, il peut y avoir des cas, des exceptions, des pis-aller, parce que le projet est plus restreint, des formations plus légères, sans chœurs, qui pourraient fonctionner, artistiquement, et économiquement, avec des audiences moindres. Oui, les consignes, qui sont assez floues d’ailleurs, ne permettent pas de présenter un certain nombre de spectacles, mais en revanche, on peut dans certains cas, imaginer des choses différentes.

En janvier, vous créiez Fosse, spectacle à mi-chemin de l’œuvre lyrique et de l’installation plastique dans le parking de Beaubourg… Verrons-nous dans les mois qui viennent plus de Fosse que de Carmen, qui devait se jouer en septembre ?

Carmen n’aura sans doute pas lieu pour des questions d’acheminement : le décor devait être créé à Zurich et un orchestre chinois devait être dans la fosse. Mais à mon avis, l’enjeu principal, au-delà des consignes vagues qui ouvrent des parapluies sans nous dire le temps qu’il fait, est de restaurer une confiance, auprès des artistes, et auprès du public. Par exemple, faire un Bourgeois gentilhomme pour deux cents personnes, dans une salle qui en compte mille deux cents, c’est assez déprimant. L’énergie se déploie grâce à une dynamique entre les acteurs et les spectateurs. Le rire ne marche pas dans une salle vide. Il faut recréer un lien physique avec le public. Le numérique c’est formidable, mais si l’on s’habitue à ne plus aller au spectacle, on n’ira plus. C’est comme la soif, on en meurt.

Il y a de moins en moins de commandes dans l’opéra, et ce, depuis longtemps

Doit-on, dans ces temps de vaches maigres pour le spectacle vivant, craindre la baisse de créations lyriques ?

Il y a de moins en moins de commandes, et de créations dans l’opéra, et depuis longtemps. Il y eut trois mille créations d’opéras en trois cents ans à l’Opéra Comique, et il faut savoir que l’Opéra de Paris, – peut-être la plus grande maison au monde en termes de moyens et de levers de rideaux-connaît des saisons sans création. La régression est spectaculaire. Il y a à cela des raisons liées au fonctionnement de l’institution, et là je relève une double injonction de l’État: d’une part, on nous incite à multiplier les créations, mais on demande aux établissements de plus en plus d’efforts vers les ressources propres. Le deuxième problème, c’est l’injonction d’ouverture, d’accessibilité, vers des publics de plus en plus larges, de plus en plus lointains. Mais « la culture pour tous » est un leurre, il vaut mieux se donner tous les moyens d’une « culture pour chacun ». C’est-à-dire répondre à toutes les exigences, sans compromission. Le consensus artistique aura tendance à nous tirer vers le bas. Il y a enfin une raison historique : à l’époque du romantisme, de l’art pour l’art, il y a eu une rupture avec le public. L’opéra a d’abord été historique, Monteverdi raconte l’antiquité, la mythologie, puis politique, Mozart dit au roi « le monde n’est pas celui que vous croyez ». Au XIXe, il devient personnel : le compositeur n’écrit plus pour les puissants, ni pour son auditoire, mais pour lui-même, et pour la postérité. Il accepte le point de rupture avec le public. À partir de là, tout est permis. Mais le XIXe a essentiellement rêvé l’art pour l’art, alors que le XXe l’a fait. L’histoire nous a appris qu’il y avait un certain nombre de styles qui émergeaient d’un langage commun. Chaque siècle a eu son langage, du XVIIe jusqu’au XXe. Mais au XXe, on crée à chaque style un nouveau langage, qui se veut à la fois universel, mais qui ne l’est pas. Le fossé entre le compositeur et l’auditeur s’est donc d’autant plus creusé qu’il faut au public avant d’appréhender un nouveau style, appréhender un nouveau langage. Cela a créé une dislocation qui me fait dire que le XXIe siècle est forcément social. Il y a eu trop de fractures, mot de la fin du XIXe siècle, il faut rassembler, recréer un langage universel, sans concéder aux exigences esthétiques qui se nourrissent de cette incroyable fécondité du XXe siècle. Il faut maintenir l’exigence et l’invention, tout en essayant de trouver ce point de focalisation avec le public qui maintient l’accessibilité. S’adresser au public n’est pas qu’une question de prix de places, ou de communication, c’est aussi un problème esthétique. Je crois que L’Inondationest parvenue à cela. Un texte de Zamiatine, une mise en scène de Joël Pommerat, et un compositeur d’avant-garde, Francesco Filidéi, tout était réuni pour créer un objet complexe. Et pourtant, le public est venu. Je crois que les compositeurs doivent reprendre le pouvoir.

Doit-on regretter que les metteurs en scène aient pris une place centrale dans l’opéra ?

Ils ont pris une place qui était laissée vacante par les compositeurs. Ce sont les metteurs en scène qui dorénavant se sentent investis de la mission d’interroger le monde. Seulement, ils interrogent le monde à partir du répertoire classique, et cherchent à faire dire à Mozart quelque chose de notre époque, au risque de changer totalement le sens de l’opéra. Mais si on doit transposer totalement l’opéra, faisons plutôt de la création. Ce sont les compositeurs contemporains qui sont le plus à même de se confronter aux sujets d’aujourd’hui. Car si l’on transpose les opéras anciens, on se heurte vite à une limite, la juxtaposition du langage ancien et du langage moderne ne marche pas.

Vous parliez de L’Inondation, coécrit par Francesco Filidéi et Joël Pommerat, c’était une création lyrique très théâtrale, croyez-vous beaucoup à cette théâtralité de l’opéra contemporain ?

Oui, je pense que le théâtre peut être ce point de focalisation qui permet au public, quelle que soit la complexité de l’œuvre, de s’identifier aux personnages. Pour cela, il faut qu’il y ait une cohérence entre le texte, la musique et le visuel. De cette cohérence, peut naître l’émotion, qui est l’essentiel.

Les compositeurs doivent reprendre le pouvoir

Vous citiez Written on skin, cet opéra coécrit par le compositeur George Benjamin et l’auteur Martin Crimp en 2012, est-il l’exemple même de ce qui peut naître de la création contemporaine ?

Oui. Il est évident que dès qu’on retrouve une écriture simultanée de l’auteur et de compositeur, on renforce le lien de la musique au texte. D’habitude, on ne sollicite pas l’auteur avant le compositeur. J’ai inversé les rôles. Un exemple, la prochaine commande, nous la faisons à Jean Echenoz, avec le compositeur Philippe Hersant qui s’en est ému, il a dit c’est la première fois qu’on lui donne commande. Il n’en reste pas moins que ce sera une œuvre de Philippe Hersant. Et pour l’écrivain, il va falloir infléchir sa posture d’auteur, il va falloir faire le deuil de certaines choses dans le texte, pour des questions d’ensemble, de chœurs, de durée. Et interviendra enfin un metteur en scène qui va à son tour tordre le cou au texte, pour des questions de situations. Ça va être une écriture à trois voix, qui va de mon point de vue donner un résultat plus cohérent, et un langage plus accessible, quelle que soit la complexité du vocabulaire. De partir de l’auteur pour aller jusqu’au compositeur, cela contraint les uns et les autres à rentrer dans ce processus.

Jean Echenoz a écrit Ravel, est-ce de là qu’il partira ?

Non, mais l’œuvre en question est une des trois de son triptyque biographique, puisqu’il s’agit Des Éclairs, livre consacré à un scientifique, l’inventeur Tesla, personnage romantique, lyrique, figure d’opéra à lui tout seul.

Vous confiez un opéra à un écrivain qui n’en a jamais écrit, comme vous faisiez appel dans L’Inondation à un jeune compositeur. Avez-vous le goût du risque ?

En effet, contrairement au répertoire, il y a l’inconnu au bout. On a beau prendre des précautions, et avoir des convictions profondes, les risques demeurent. Le premier est que l’oeuvre ne soit pas achevée dans les temps. Ensuite qu’elle ne soit pas aboutie, et enfin, que le point de focalisation avec le public ne marche pas. C’est arrivé.

Est-ce que le sujet d’un opéra contemporain est une chose déterminante à vos yeux ?

Oui, plus que la notoriété des artistes plébiscités. La première commande que j’ai passée lorsque j’ai été nommé, c’est à la compositrice Violeta Cruz, jeune compositrice sortant de l’Ircam… Elle est peu connue. Mais le sujet est formidable, c’est La Princesse légère, un conte philosophique sur la légèreté de l’être. L’autre avantage, c’est que Violeta Cruz a une relation scénographique à la musique. Comme Filidéi a un rapport dramaturgique à la musique, donc expressive. La musique peut être complexe, avec des sauts de registre, du sérialisme ou de l’atonalité, mais si la forme dramaturgique expressive est là, je peux y croire.

Il faut cesser cette tendance dépressive qui empêche les créations, il faut laisser toute sa chance à l’émergence de chefs-d’oeuvre

Vous avez aussi produit des opéras de grands noms de la musique contemporaine, comme le cycle Licht de Stockhausen. Pourquoi souhaitez-vous ainsi faire entrer l’Opéra Comique dans cet héritage de la musique du XXe siècle ?

L’Opéra Comique a eu longtemps une image comme celle de son répertoire, poussiéreuse, légère, que l’on n’imagine pas rimer avec avant-garde. Or, l’opéra-comique, c’est le théâtre musical, qui est le bastion essentiel des innovations et de la création. Depuis Pelléas, c’est le théâtre musical qui a été le plus prolixe, dans ses formes variées, où il y a toujours une alternance entre le jeu d’acteur, et le chanteur. Comme dans Licht, qui est vraiment du théâtre musical.

«Donnerstag aus Licht» (c) Yann Chapotel

C’est donc Debussy, le père spirituel de l’opéra contemporain tel que vous le souhaitez ?

Debussy est très important, parce qu’il met fin au parlé-chanté à l’opéra, il invente un nouveau rapport entre la langue et la musique qui fait que la prosodie est limpide, qu’on comprend tout, et qu’on n’a plus besoin de parler pour se faire entendre. C’est magique, cette esthétique de l’intériorité de l’être. Rien ne sera comme avant à partir de là.

Et ce tournant du théâtre musical opératique a eu lieu à l’Opéra Comique, comme Carmen, comme La Voix Humaine, qui sont aussi des tournants dans l’histoire de l’opéra. J’aime bien cette idée que l’on soit serviteur ou passeur de créations qui peut-être marqueront le XXIe siècle, comme celles-ci ont marqué le XXe siècle. Mais pour cela, il faut cesser cette tendance dépressive qui réduit le nombre de créations, et laisser toute sa chance à l’émergence de chefs-d’œuvre.