Quand Manuel Carcassonne m’a appelé il y a quelques mois, dans un vieux monde qui se portait mal mais pas encore au point où nous sommes arrivés, pour me dire qu’il avait acheté les droits des mémoires de Woody, j’ai tout de suite décidé de lui consacrer un dossier et la couverture de Transfuge. Il a continué en me disant que la publication de ce livre, dont une partie est un plaidoyer pro domo, allait provoquer l’ire des unes et des autres. Je lui ai répondu que je m’en fichais à peu près comme de l’an 40, bien que cette année fût passionnante. On ne transige pas sur son désir, comme l’affirmait le fameux psychanalyste, qui se laissait d’ailleurs aller à quelques pets sonores dans les grands restaurants qu’il fréquentait !

Ne pas céder sur son désir, surtout d’un artiste à qui l’on doit tant. Un peu de gratitude, dans cette époque qui en manque tant. Combien d’adolescents n’ont-ils pas succombé au charme irrésistible d’Annie Hall, jouée par Diane Keaton, libre, moderne, indépendante. Woody a assurément plus fait pour la cause des femmes que ces courants féministes actuels cherchant à rééduquer les hommes à la schlag. Le Washington Post ou, en France, Thomas Sotinel pour Le Monde, assurent que la matrice même du cinéma de Woody Allen est la misogynie. Soyons libéraux, et disons que notre adversaire, qui ne pense pas comme nous, a raison. Il y aurait de la misogynie dans les films de Woody. Et c’est vrai, que ses personnages masculins ont pu prononcer des propos déplacés à l’endroit des femmes. Première chose : Thomas Sotinel n’est-il traversé que par des pensées saines, pures, christiques ? N’a-t-il jamais éprouvé de la colère contre des femmes ou des hommes ? Et n’a-t-il jamais de ce fait prononcé des mots qui ont dépassé sa pensée ? Si le cinéma fait son travail, il faut bien qu’il montre les saletés, les petits dérapages quotidiens, les impuretés de nos existences… Il y a même, comme le raconte le bataillien Pierre Bourgeade dans son Éloge des Fétichistes, dans la vie amoureuse – bouchez vos oreilles délicates Monsieur Sotinel-, des « torrents d’obscénités » qui traversent l’esprit des hommes et des femmes… Torrents d’obscénités loin de toute morale, que l’hypocrisie bourgeoise n’a eu de cesse de récuser. Et on se dit que le politiquement correct a quelque chose à voir avec l’hypocrisie bourgeoise. Couvrez ce sein que je ne saurais voir… Deuxième chose, s’il y a misogynie chez Woody, dire qu’elle est la matrice de son cinéma relève d’une foncière malhonnêteté. Que l’air du temps favorise un militantisme rance, c’est entendu. Mais ne pas voir l’amour que porte Woody à ses personnages féminins, complexes, vaillants, affables voire munificents, est aberrant.

Pour revenir aux mémoires de notre cher Woody, nous avons appris par Manuel Carcassonne que France Inter avait refusé de passer une publicité du livre sur leurs ondes. Ce qui est rarissime. Qu’on refuse un livre de Dieudonné ou d’Alain Soral, tombant sous le coup de la loi, soit. C’est même nécessaire. Mais Woody ? Rappelons qu’il a été jugé innocent par la justice américaine, dans le scandale que Mia Farrow a déclenché. Alors ? C’est ce que Caroline Fourest nous a expliqué dans son entretien du numéro dernier : les lyncheurs font aujourd’hui la loi. La meute des réseaux sociaux suscite un effroi croissant auprès de nos élites, qui cèdent sous la pression, au mépris, dans ce cas-là, d’une décision de justice. Triste époque. Tristesse pour un grand artiste qui ne mérite pas cet opprobre.

Dans le même esprit, je ne vous ai pas raconté ce qui est arrivé à Transfuge avant le confinement. Deux jeunes femmes, directrice adjointe de l’Acid pour l’une, directrice artistique du Champs-Élysées Festival pour l’autre, Pauline Gilot et Justine Lévêque (un nom qui lui va si bien) ont fait le choix, en toute impunité, de rompre nos partenariats vieux de dix ans, au motif que Transfuge avait eu l’outrecuidance d’être offusqué du traitement infligé à Roman Polanski pendant la soirée des Césars. Nous n’étions pas sur la ligne du Parti, la ligne brutale d’Adèle Haenel, Céline Sciamma et Virginie Despentes. Triste époque où le militantisme rance supplante toute forme de pensées, bâillonne le débat, fait obstacle à la contradiction. Sachez-le, le politiquement correct travaille dans l’ombre, agressif, puissant et aveugle.

Mais ce politiquement correct ne nous fera pas plier, pas plus que la pandémie, et nous continuerons, chères lectrices, chers lecteurs, soyez-en sûrs, à cultiver notre plaisir aristocratique de déplaire si cher au misogyne Charles Baudelaire, bon lui aussi pour le bûcher. Et continuerons à rire avec Woody contre l’esprit de sérieux si mortifère.