L’initiative est un succès puisque au Théâtre de la Ville, par exemple, plus de 1300 consultations poétiques ont déjà eu lieu et que les partenaires internationaux du théâtre se sont mobilisés pour que des acteurs puissent faire ces consultations en anglais, espagnol, grec, portugais et hongrois.  

D’abord, comme pour toute chose,  trouver le lieu approprié.  Ce sera ma cuisine d’ou, des fenêtres situées au huitième étage, la vue est très largement dégagée. Pourquoi ?  Eh bien d’une part parce que je veux  écouter les textes qu’on me lira sans que mon regard s’arrête sur un mur, une façade ou je ne sais quelle enseigne. La vision doit pouvoir se perdre dans le ciel,  tendue vers l’horizon, tout juste accrochée, peut-être, par la forme d’un nuage. D’autre part, parce que c’est de ces fenêtres que j’ai vu, ce dernier mois, la ville modifiée par la pandémie : les ambulances arrêtées devant les immeubles voisins, les joggers  soudain dans la rue, la multiplication effarante du nombre de livreurs portant leurs paquets . C’est, voyez-vous, que je ne veux pas non plus que cette expérience soit tout à fait désamarrée du quotidien ; peut-être même souhaiterais-je que le souvenir des textes lus reste quelques temps en suspens dans le paysage urbain, informant ainsi ma perception de ce que, de ces fenêtres, il me reste encore à découvrir ces prochaines semaines. 

Vous voyez, je me suis préparé. Et pourtant, je suis de prime abord un peu sceptique. Qu’ai-je besoin en effet qu’on me lise un texte, moi qui ne manque pas de livres à la maison?  Et puis – je dois l’avouer – je n’ai jamais goûté la lecture « professionnelle »  à voix haute : trop souvent j’ai été agacé quand un comédien lisait Proust, La Bruyère ou Racine,  car j’avais l’impression que celui-ci utilisait son art – les modulations du timbre de la voix, les changements de débit, l’usage savant des silences – pour surligner la « littérarité » d’un texte, me privant par la-même de la joie d’investir, avec ma voix intérieure, le rythme et les nuances d’une écriture. Et puis ces rendez-vous téléphoniques, ça a, comme ça sur le papier, un vague côté SOS Amitié, non ? Et puis pourquoi ce mot de « consultation » ? Je vais étrangement, mais je ne suis pas malade, merci. Bref, quand mon téléphone, la première fois, affiche « numéro masqué », mon interlocuteur me trouve un peu sur la réserve.  

Mon appréhension, pourtant, tombe rapidement. Sans doute parce que je sens très vite que le comédien du Théâtre de la Ville avec lequel j’ai commencé à bavarder n’est là ni pour la performance ni pour la charité : son but n’est ni de m’éduquer ni de m’éblouir ni de me remonter le moral.  Pas plus que moi il ne sait comment endurer la catastrophe sanitaire. Pas plus que moi il ne sait de quoi demain sera fait. Autant que moi, il a peur.  Et, c’est évident, il n’est pas là pour les applaudissements.  Avant la lecture, nous échangeons un moment ;  des propos anodins alternent avec des pensées plus personnelles, des considérations plus intimes.   Nous partageons certaines inquiétudes : la hausse de violences conjugales, celles des sévices sur mineurs. D’ailleurs, il est bénévole pour des associations mobilisées contre ces fléaux. Au fond, je le perçois,  même s’il donne encore quelques classes d’actorat au Cours Florent par Skype,  il souffre de ne pouvoir exercer son métier d’acteur. Peut-être alors que cette consultation poétique lui sera aussi agréable qu’elle le sera pour moi. Nous voilà sur un pied d’égalité : il ne va pas cabotiner, je ne vais pas être dépossédé des textes qu’il va lire. Non,  il prend un risque (qu’y-a-t-il de plus risqué qu’une invitation au partage ?). A moi de réussir à m’engouffrer dans l’espace imaginaire qu’il me propose d’habiter avec lui. Ou non. C’est à deux que nous sommes embarqués.

Voilà que l’instant consacré à l’échange s’achève. Le moment est venu de me lire deux poèmes, choisis intuitivement selon ce qu’il a perçu dans ma voix, selon ce qu’il a entendu de moi.   « La réalité/ est toujours plus ou moins/ Que ce que nous voulons ». Tiens Pessoa, l’un des écrivains dont je me sens le plus proche. Hasard ? Sagacité de sa part ? Heureuse coincidence ?  Après tout, il y a beaucoup de gens qui se reconnaissent dans l’intranquillité de l’écrivain portugais. Ces consultations fonctionneraient-elles comme l’horoscope où chacun peut se persuader de reconnaître un message qui lui serait personnellement adressé ? Mais très vite j’oublie ces questions creuses. Je laisse le texte infuser en moi. « Regarde la vie de loin/ Ne l’interroge jamais/ Elle ne peut rien/Te dire ». L’important, je le comprends vite, est que cette lecture me rappelle à quel point j’ai aimé lire Pessoa, et combien j’aimerai le lire dans le futur. L’important, en somme, Michaux succédant à Pessoa, est que la voix de ce lecteur, prononçant un texte qui lui est proche, me ramène à moi. L’important est que nos deux intériorités se rencontrent en un lieu imaginaire. L’important est que nous éprouvons – lui aussi bien que moi, moi aussi bien que lui – le sentiment d’appartenir à une même communauté.  L’important est, alors que nous nous sentons si déliés de la société, nous faisons – lui en lisant, moi en écoutant, une oeuvre collective. Je comprends pourquoi on a choisi ce mot – « consultation » – qui, au début, me posait problème. Ce n’est pas moi qu’il s’agit de soigner, ni lui d’ailleurs ;  c’est la possibilité d’un monde commun qu’il s’agit de réparer. 

Le lendemain, je répèterai l’expérience à deux reprises. Une fois avec un acteur du CND de Tours qui m’arrache de francs éclats de rire en partageant avec moi plusieurs fabliaux mettant en scène Nasreddine Hodja,  des espèces de contes moraux insolents et décapants dont je n’avais jamais entendu parler. Un autre avec un comédien du Théâtre de la Colline qui me propose un beau programme composé d’une nouvelle d’Etgar Keret, un poème de Tomas Transtromer et le fameux monologue de Nova dans Par les villages de Peter Handke, auteur dont il jouait Les Innocents, Moi et l’inconnue au bord de la route avant le confinement : « N’observe pas, n’examine pas, mais reste prêt pour les signes, vigilant. Sois ébranlable. Montre tes yeux, entraîne les autres dans ce qui est profond, prends soin de l’espace et considère chacun dans son image ».  Voilà Handke rejoignant Pessoa, les deux m’adressant, par la voix de comédiens invisibles, de sublimes invitations à ce dont peut-être nous avons le plus besoin aujourd’hui : la disponibilité.