Chacun se souvient de la maxime de Mies Van der Rohe, reprise à leurs comptes par les tenants de l’art minimaliste : « Less is more ». Soyons ironiques et reprenons-la pour définir ce que fut, selon les gardiens du temple minimal, l’apport des femmes dans ce mouvement artistique si important de la seconde moitié du XXe siècle. Moins celles-ci accédaient à la notoriété, mieux ils se portaient, même si bien sûr tout n’est pas si simple. Ignorées, reléguées dans une invisibilité subie, ces femmes devaient créer dans leurs coins sans jamais connaître le quart de la notoriété des Carl Andre, Frank Stella et autres Donald Judd.

S’il n’est pas question de remettre en cause le génie de ceux-là, et de quelques autres, on peut s’interroger sur la chape de plomb qui s’est abattue sur leurs soeurs en création. Le galeriste Thaddaeus Ropac reconnaît avoir été troublé par la remarque acerbe de son amie la commissaire allemande Anke Kempkes, le soir d’un vernissage : « très mâle, très blanc ». Trop, sans doute, au regard des crispations en cours. Crise de conscience, le résultat est là : une intrigante rétrospective collective mettant en lumière les travaux de quatorze femmes d’Europe et d’Amérique réunies sous la houlette d’Anke Kempkes et de Pierre-Henri Foulon.

Si le projet était de remettre en perspective leurs rôles dans l’esthétique minimale et plus généralement, dans l’histoire de l’art, la force de la sélection réside beaucoup dans la subtile homogénéité instillée tout au long du parcours dans le vaste espace de Pantin. L’exemple le plus frappant est la correspondance sublime entre les zones murales géométriques colorées de Lydia Okumura, et la fascinante forêt de bois sculptés de Rosemarie Castoro, l’une des figures-clés de la scène d’art minimal et conceptuel des années soixante et soixante-dix à New York.

(c) Charles Duprat

L’Américaine Mary Miss, l’une des rares artistes exposées ayant pu être présentes au vernissage parisien (neuf sont, il faut le souligner, décédées), présente à l’extérieur du bâtiment, un gazon sur lequel sont alignés de gros de noeuds en corde, symbolisant la mise sous tutelle d’une nature ligotée par les excès de l’homme. À l’intérieur du bâtiment, une série de photos sur lesquelles figure une pièce en fonte placée dans un champ à différents endroits, témoignent de son souci de travailler sur le rapport entre l’oeuvre et celui qui la regarde. « Je possédais alors un très petit atelier et j’avais besoin de confronter ma sculpture à l’espace. J’aime l’idée que mes oeuvres passent de l’autre côté du mur et s’échappent pour gagner un certain équilibre avec l’espace. Ce qui m’a toujours intéressée, c’est la relation entre le spectateur et l’oeuvre proprement dite. En réalisant ce travail de positionnement d’une oeuvre dans un champ, je voulais insister sur la notion de distance entre l’oeuvre et celui qui l’observe. Il y a aussi la notion de distance différente qu’induit la photographie. »

Pour Mary Miss, cette exposition marque un tournant dans l’histoire de l’art minimal : « jusqu’à présent on ne parlait que d’hommes, comme Donald Judd ou Robert Morris. Jamais des femmes. » Marie Miss considère que son travail y a pourtant joué un rôle dans ce courant, davantage, selon elle, du point de vue de l’engagement que les hommes, parce qu’elle s’est toujours revendiquée féministe. Contrairement à beaucoup de minimalistes masculins, elle a tourné le dos à une approche spectaculaire, pour bâtir au fil des ans une oeuvre discrète au premier abord, se révélant peu à peu dans le regard. Une antienne revient beaucoup lors des échanges que j’ai eus ce jour-là : le courant minimaliste aurait maintenu dans un grand sas d’invisibilité – volontairement ou inconsciemment, la question n’est pas résolue – ses membres féminins. Peut-être comme le suggère Mary Miss, parce qu’elle-même comme les femmes artistes réunies chez Thaddaeus Ropac n’ont jamais cherché « à apposer leur timbre sur une époque mais plutôt à se concentrer sur leurs idées. »

(c) Charles Duprat

Anke Kempkes travaille depuis seize ans sur les femmes artistes d’avant-garde, autant dire qu’elle connaît la question de leur sous-représentation dans l’histoire de l’art. « Ce qui m’a intéressé dans ce projet, au-delà de la volonté de reconnaissance de l’importance des femmes dans le courant minimaliste, c’est la question du genre. Observez les oeuvres exposées autour de vous, imaginez qu’il n’y ait aucun nom d’artiste et qu’il n’y ait pas de titre du projet, vous seriez incapable de m’affirmer le genre de leurs concepteurs. 

Cette exposition interroge cette énigme : pourquoi ces femmes ont-elles été si longtemps victimes du phénomène bien connu d’invisibilité ? La question centrale de l’art est comment raconter une histoire. Hé bien, nous voyons que les femmes réunies ici racontaient des histoires aussi pertinentes que celles des hommes. Ces femmes ont souffert d’exclusion, il était temps de les réhabiliter. » Je fais un dernier tour. Je m’approche et me perds dans les installations de fils de la japonaise Kazuko Miyamoto. Plus loin, ce sont les dessins et peintures néoplasticiennes de la britannique Marlow Moss, fondés sur des principes mathématiques ardus. En quittant les lieux, je repense à ce que Carl Andre avait écrit au sujet des fameuses Black Paintings de Frank Stella : « l’art exclut l’inutile ». Et, peut-on ajouter, trop longtemps, les femmes.

« Dimension of Reality : Femal Minimal ». Jusqu’au 20 juin à la galerie Thaddaeus Ropac, 69 avenue du Général Leclerc, Pantin.

À voir également : La Chronique d’une femme mariée, l’étonnante exposition au Laac de Dunkerque consacrée à Michèle Katz, constituée d’une soixantaine de dessins réalisés entre 1971 et 1975.