larsC’était un des évènements du festival de Cannes. Lars von Trier signe encore un très grand film avec The House that Jack Built. Un thriller cruel au premier degré qui fait éclater les règles du genre. 

La première victime de Jack est aussi intelligente que vous. Comme vous elle trouve – et le dit – que le conducteur ombrageux du van qu’elle a arrêté en pleine route pour dépannage a une bonne tête de serial killer, avec ses lunettes ringardes et sa chemise boutonnée au col. Tout comme vous elle trouve – et le dit – que le cric défectueux qu’elle lui tend ferait une arme idoine. Cependant elle estime – et le dit – que d’avoir été vue par un garagiste en compagnie de l’homme au van dissuadera ce dernier de la tuer. Une vraie petite enquêtrice. Une vraie petite scénariste. Comme d’autres la chanson, cette femme connait le cinéma, d’ailleurs c’est Uma Thurman. Elle a vu des films, comme vous. On ne vous la fait pas. Le plus évident ne peut pas être une option. Puisque cette bourgeoise a observé qu’elle jouait avec le feu en demandant à ce conducteur freaky de la raccompagner à sa voiture échouée au milieu de nulle part, ce feu ne la brûlera pas. A une époque de surenchère dans la malice scénaristique, ce crime gros comme une maison ne peut avoir lieu. 

Il a lieu. Jack tue cette femme. Avec le cric. Rouge. Exactement comme vous (ne) l’aviez (pas) prévu. Et ce crime vous horrifie quand même. Vous si averti vous avez pendant dix minutes eu peur pour elle pourtant si avertie. Une femme un homme et au milieu un cric montré plusieurs fois en insert : c’est énorme et vous avez marché. C’est qu’ici manoeuvre un cinéaste plus intelligent que vous, un Danois nommé von Trier qui vous énerve-excite depuis trente ans. Plus intelligent ou plus con. Les deux. Son intelligence consistant souvent à jouer au con, imposant le premier degré comme degré supérieur de raffinement. Aux malins que nous sommes devenus – trop de films, trop de séries, trop de siècles -, Lars oppose, non pas une malice et demie, mais une demi-malice. 

Souvent Jack, auto-bapt i sé Mi ster Sophistication, sophistique son art du faux jusqu’à dire le vrai. Un flic soupçonneux à raison lui demande d’ouvrir son van ? « J’imagine que si je refusais je passerais pour un mauvais gars, n’est-ce pas ? ». Une jeune blonde soudain apeurée par son manège sort informer un flic qu’il vient de lui confier avoir commis soixante crimes « et bientôt soixante et un » ? Jack qui l’a rejointe sur le trottoir confirme : oui c’est vrai, j’ai tué soixante personnes. Et le flic, comme vous, est trompé par son excès d’intelligence : un aveu aussi frontal, pense-t-il en redémarrant sa voiture, laissant la blonde aux mains du meurtrier, n’est pas sincère. C’est forcément plus compliqué que ça. Or Jack n’est pas plus compliqué que ça. Souvent il fait ce qu’il dit et dit ce qu’il fait. Il fait ce qu’il fait. S’il a demandé un feutre rouge à ladite blonde pour tracer des traits autour de ses « beaux nichons », c’est bel et bien pour que cette marque guide la pointe du couteau qui les tranchera net. 

Peu avant d’exécuter cette boucherie, Jack invite la malheureuse à crier à l’aide. Car une femme en danger de mort crie, c’est logique, il ne faut pas chercher plus loin. Et alors elle crie, à travers la porte puis par la fenêtre ouverte, et ça ne change rien. Une fois de plus, dire ce qui va arriver n’empêche pas que cela arrive. Même cernée de mots, l’action suit son cours, l’action fait sa loi.

Libérer l’art des mots

Ce n’est pas malgré leur nomination mais parce que ces choses sont nommées qu’elles libèrent les faits des mots, leur redonnant une nouvelle fraîcheur, une paradoxale autonomie. Les mots savants, analytiques, parfois métaphysiques, échangés off par Jack et « Monsieur Verge » (prononcez veurdje et décidez seul si c’est un faux ami) sont aussi désemparés devant les faits que l’étaient, dans Nymphomaniac, ceux du confesseur-analyste de Joe devant son insatiable sexualité. Monsieur Verge ne nous épargnera aucun de ceux fabriqués pour étiqueter et circonvenir ce genre d’individus. Autant de mots sur lesquels Jack ironise, le temps d’une brève reprise d’un célèbre clip de Dylan, en les égrenant feuille par feuille face caméra. Non que ces mots tombent à côté de la plaque. Ces mots ne sont pas faux, ils sont juste platement vrais, et vains. A aucun moment Jack ne nie être psychopathe, ou manipulateur, ou pulsionnel, ou sujet à quelque autre pathologie, déviance, névrose, désir de toute puissance, pulsion d’être attrapé. Il est tout ça, si on y tient. Il est aussi, comme tout serial killer, un mégalomane autocentré. Et oui bien sûr il est incapable d’empathie. Oui il a son antre secret à lui, son musée des horreurs, une chambre froide. Il fut bien un enfant enclin à sectionner la patte d’un caneton pour le regarder se noyer. Il est canoniquement psychorigide et affublé d’un TOC (en l’occurrence une drolatique fixette sur le nettoyage). Un serial killer, quoi, dont la vie dévolue au crime est sans excuses ni raisons, ni double fond, et du reste le voici en enfer, sans se récrier contre le sort cuisant que le gardien Verge lui réserve.

« Il faut libérer l’art des mots », dit Jack à Verge, leurs voix off rivalisant de réverbération infernale. En retranchant les mots ? Non, en les prononçant, et qu’ainsi s’éprouve leur inanité, leur poids zéro dans la donne factuelle, cinématographique. « Psychopathe » n’altère en rien le regard ; ne change rien à la scène qu’on suit, ni aux réactions émotionnelles qu’elle suscite : un homme étrangle une femme, la fait tendrement boire quand il réalise qu’elle respire encore, la poignarde pour l’achever.

Libérer l’art des mots, c’est en l’espèce libérer le voir du dire – visée maintes fois formulée par Godard, dont von Trier, par sa liberté formelle, ses fantaisies graphiques, son acharnement à reconduire les noces entre cinéma et science, son plaisir à emmerder le monde, est un cousin barré et (encore plus) mal aimable. Les arts convoqués dans les quelques pastilles illustratives des disputes théoriques des deux voix sont non verbaux : la musique (archive récurrente de Glenn Gould à son piano), la peinture (plein). Et l’architecture, domaine de compétences de Jack. C’est en tant qu’architecte qu’il tue ; c’est en tant que criminel qu’il s’impose comme un grand architecte. La maison que Jack a construite est charpentée, non de bois, mais de cadavres raidis en chambre froide.

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