le ventTout l’intérêt des bons festivals est de découvrir ou revoir films et auteurs (soit parce qu’ils n’ont pas été montrés depuis longtemps, soit parce qu’on les a soi-même manqués), et incidemment, de les réévaluer à la hausse ou à la baisse selon un perpétuel balancier critique toujours à remettre sur le métier selon les époques et les contextes. Ce fut le cas ce week-end à La Rochelle avec deux cinéastes iconiques que par ailleurs tout sépare (l’Histoire, la géographie, la nationalité, le style…). Victor Sjöstrom, c’est un maître du muet, gravé dans toutes les histoires du cinéma, dont on a récemment retrouvé et restauré des films que l’on pensait perdus. En ce qui me concerne, je connaissais son nom, je l’avais vu jouer dans Les Fraises sauvages, mais je n’avais jamais vu ses films et ce fut une “découverte” merveilleuse. A noter que chaque séance était superbement accompagnée par le pianiste Jacques Cambra, dont les touches émotionnelles épousaient parfaitement les mouvements des films. Ingebord Holm (1913) compte les déboires d’une femme qui perd son mari, fait faillite, se retrouve à l’assistance publique et séparée de ses enfants placés en familles d’accueil. Un mélo social pur jus, qui porte les simplismes narratifs de son époque mais n’en constitue pas moins une sévère critique des politiques sociales sudéoises de l’époque, à tel point d’ailleurs qu’elles furent infléchies. C’est aussi un film déjà MeToo avec cent ans d’avance dans la mesure où il montre une femme victime d’un système de raisons et de pouvoirs très masculin et patriarcal. Autre mélo social un peu abrupt et simpliste dans ses virages narratifs moraux, L’Argent de Judas (moyen-métrage de 1915) montre deux amis chômeurs pris dans un engrenage d’épreuves, de trahisons et de dilemmes éthiques. Le film est très intéressant formellement avec ses jeux élaborés sur le cadre, les fenêtres, les portes, le dedans et le dehors. Inspiré d’un poème épique d’Ibsen, Terje Vigen (1917) est un chef-d’oeuvre : l’histoire d’un marin qui perd sa famille durant les guerres napoléoniennes et qui renonce à se venger du notable militaire qui a causé son malheur – Terje Vigen est de ce point de vue un anti-Monte Cristo et préfigure le John Wayne de La Prisonnière du désert qui renonce à la violence vengeresse quand il tient une enfant dans ses bras. Entre ses séquences monochromées, son rapport puissant aux éléments et notamment à la mer, et le jeu flamboyant du comédien principal (Sjöstrom lui-même), Terje Vigen est une première manifestation forte du lyrisme du cinéaste et de son génie à faire interagir les personnages avec des ingrédients plus puissants que les individus (l’Histoire et sa grande H, les éléments, la nature). Pendant hollywoodien de Terje Vigen où le désert remplace la mer, Le Vent (1928) est considéré comme l’un des chef-d’oeuvre de Sjöstrom. A juste titre. Une jeune femme (Lilian Gish) vient de la ville pour rejoindre son cousin dans une contrée reculée du far west perpétuellement battue par les vents. Elle y est confrontée à l’âpreté de la vie des pionniers et des conditions météorologiques, à la jalousie des femmes et au désir des hommes. Très longtemps avant que celà ne devienne un cliché critique, Le Vent mélangeait les genres, mixant fluidement western, drame passionnel et comédie, et faisant du vent une métaphore érotique et politique bien avant Victor Fleming ou Bob Dylan. A noter que l’histoire de cette jeune femme, son arrivée en train dans l’Ouest sauvage, son transfert en cariole, son écartèlement entre trois hommes (le salaud, le comique et le séducteur) et le nom du ranch où elle se rend (Sweetwater) évoquent fortement Il était une fois dans l’Ouest. Leone se serait-il inspiré aussi de Sjöstrom ? Il était une fois dans l’ouest a par ailleurs été co-écrit par Dario Argento, ce qui nous amène naturellement vers le deuxième axe du programme de La Rochelle.

Je connais très mal le cinéma d’Argento. Avant ce week-end, je n’avais vu que Les Frissons de l’angoisse (très beau) et Opéra (très mauvais). Ignoré par les histoires officielles du cinéma, méprisé par une large partie de la critique à l’époque où son talent était à son apogée (les années soixante-dix), Dario Argento a été réhabilité et louangé par la nouvelle génération critique des années 90-2000 et par les tenants du cinéma bis. Travail d’exhumation et d’analyse nécessaire et légitime qui a porté ses fruits puisqu’Argento est devenu une grande référence des cinéphiles millénials, plus souvent cité qu’Hitchcock, Lang ou Tourneur comme étalon or, suscitant Hors-séries (La Septième obsession), documentaire (Soupirs dans un corridor lointain de Jean-Baptiste Thoret, l’un de ses premiers exégètes) et donc cette rétrospective rochelaise dans un festival généralement plus porté vers le cinéma d’auteur que vers le cinéma bis (même si les deux peuvent parfois se confondre). C’est dire si j’ai choisi de m’orienter ce week-end vers Argento avec une gourmandise extrême et une attente élevée. Et c’est dire aussi si après vision de Phenomena et de Suspiria, j’ai déchanté. Argento était sous-estimé il y a vingt ans, il fallait s’en emparer et la critique de l’époque a eu absolument raison de le faire. Mais aujourd’hui, on peut se poser la question de sa possible sur-estimation et de la nécessité de réajuster le perpétuel balancier de l’histoire critique. La réponse à cette question sera incertaine et incomplète car je ne connais toujours pas les 2/3 de cette filmo dont Quatre mouches de velours gris (chef-d’oeuvre selon Thoret) ou Inferno (chef-d’oeuvre selon Père et Ferrari). Mais j’ai vu Suspiria, considéré comme un sommet du baroque et de l’épouvante par tous les argentistes, et Phenomena, considéré comme très beau par Père, deux films qui frisent le nanar grand-guignolesque à mes yeux. De quel ordre sont mes réserves ? Elles portent d’abord sur l’écriture : pas de trajectoire d’ensemble forte chez Argento, mais des successions de morceaux (voulus) de bravoure (Suspiria), parfois assemblés sans grand souci de cohérence dramaturgique (Phenomena). Certes, Argento a recours à des logiques oniriques, mentales, mais Hitchcock ou Lynch ont prouvé que l’onirisme ne dédouane pas de raccrocher le spectateur à des éléments d’ancrage du récit. Pas de personnages complexes non plus mais des figures théoriques unidimensionnelles (la jeune fille innocente, la “mère” dominatrice inquiétante, le savant théoricien bizarre…) qui ne suscitent ni identification, ni émotion. Ensuite, la mise en scène : chez Argento, l’esthétique et ses effets passent essentiellement par le décor et la musique, plus rarement par la puissance nue des plans, la magie habitée et dépouillée du filmage. Hitchcock, Lang, Lynch, Tourneur peuvent filmer une simple route, une rue, une façade de maison et foutre les jetons ; Argento a besoin d’une surcharge de décors et de musique pour faire croire qu’il a un style, alors qu’il se contente d’enchaîner des codes de thriller mille fois vus ou de l’imagerie gore filmés plutôt platement, ou grossièrement, sans jamais faire peur ou inquiéter (du moins en ce qui me concerne). “Faites des plans” aurait pu lui souffler Godard. Ce n’est pas sur Argento qu’il faudrait coller l’étiquette de génie mais sur son décorateur et sur ses musiciens – quoique je n’échangerais pas une minute de Bernard Herrmann ou d’Angelo Badalamenti contre l’intégrale de Goblin. Autre indice de sa discutable qualité de cinéaste : il privilégie toujours la surprise au suspens : Argento fait ainsi surgir dans le plan tel bras qui saisit l’héroïne, tel couteau qui tranche, telle paire de ciseaux qui transperce… Le spectateur sursaute, ça dure une seconde, c’est la surprise. Je préfère évidemment le suspens, qui me capte sur la durée d’une séquence entière ou d’un film. Soyons honnête, il y a parfois des fulgurances chez Argento, des bouts de séquences vibrantes et pas seulement grâce au talent d’un décorateur ou d’un maquilleur : par exemple le moment Chirico de Suspiria, quand un aveugle flippe sur une place nocturne et déserte, ou les nuées de mouches dans Phenomena qui déclinent en mode insecte celles des oiseaux d’Hitchcock. Dans ces fugaces moments-là, on comprend ce qui a pu envoûter les fans du cinéaste. Mais dommage que ces instants où le grand guignol laisse place au cinéma soient si brefs. 

Car l’autre caractéristique argentienne qui me laisse insensible, c’est l’aspect guignolesque, l’outrance post-moderne du cinéma filmé, la surcharge grimaçante, l’épaisse et trop visible couche de maquillage en guise de style. Le cinéma d’Argento donne crédit à l’axiome anglo-saxon du “less is more” que l’on pourrait aussi traduire par “le trop est l’ennemi du bon”. Comme certains groupes de heavy metal, les films d’Argento sont trop : trop de clichés horrifiques, trop de musique sursignifiante, trop d’hémoglobine factice, trop de pancartes “fais-moi peur” à chaque plan, qui finissent par anihiler toute croyance et par transformer l’inquiétude ou la tragédie en farce inconséquente. L’intro de Suspiria est à cet égard un vrai festival : héroïne fragile débarquant en terre étrangère hostile, aéroport et ville déserte, pas résonnant sur le carrelage, pluie battante, éclairs et ténèbres, chauffeur de taxi patibulaire, musique vrillante… C’est tellement too much que ça incite plutôt à sourire qu’à tressaillir. Même phénomène avec Phenomena si l’on peut dire : à chaque scène gore (lames contondantes, sanguinolences, cadavres en putréfaction…), la salle s’esclaffait. Cet aspect clownesque entrait-il dans les intentions du réalisateur ? Ce n’est pas ce que laissent entendre les textes de ses exégètes et thuriféraires lus dans le catalogue du festival. Entre la terreur et le rire, la distance est certes parfois mince, notamment dans le genre gore, et il semblerait que l’auteur d’Inferno l’ait allègrement et involontairement franchie.

A l’aune de 3 films décevants sur 4 vus, le jugement ne peut être qu’approximatif mais le doute est permis : chez le vif Argento, j’ai vu pour le moment plus de toc que de métal précieux, du Hitchcock pour les nuls, ou du Lang pour esprits potaches régressifs. Je n’ai évidemment rien contre les chemins de traverse du cinéma, contre les formalistes, contre les sous-genres, contre ceux qui viennent après les grands maîtres, contre les remixeurs post-modernes des grandes inventions classiques, à condition que le talent et le cinéma respirent et vibrent sous le barbouillage et le recyclage. Argento ne me semble tout simplement pas à hauteur de la pléthorique et brillante descendance hitchcocko-lango-tourneurienne (Lynch, De Palma, Ferrara, Grandrieux, Denis, Kurosawa Kiyoshi…), ni à celle des commentaires superlatifs de son travail depuis vingt ans. Il fallait certes le sortir du purgatoire il y a vingt ans, avec la louche de foi et la pincée de mauvaise foi qui rend l’activité critique intéressante, mais il est peut-être temps maintenant de tempérer l’excès d’éloges, de ramener l’affaire à de plus justes proportions, celles d’un petit maître dont les référents cinématographiques, picturaux ou littéraires me semblent plus forts que son propre talent de cinéaste.