six portraitsAu fil de six films, Alain Cavalier dessine une galerie attachante et sensible de personnages. Ou l’art du docu au plus simple et au plus réussi.

Gros plan sur une paire de mains, qui se détachent sur le fond de la chemise bleue de leur propriétaire. Doigts ombrés par la poussière. Vigueur des gestes, qui décollent, avec une ténacité vigoureuse, la semelle de cuir d’une chaussure. Voix off du type qui rend visite à Léon le cordonnier. Réponse de Léon : « C’est sérieux ce que je fais, tu diras tes conneries tout à l’heure ! » Ce pourrait être Alain Cavalier lui-même, qui nous intime de nous taire : oui, c’est sérieux ce qu’il fait. Ce n’est pas banal, encore moins futile. Feuilles détachées de son journal intime filmé, ces six portraits, en autant de films de cinquante minutes, synthétisent la méthode Cavalier. Filmer ce qui passe, très prosaïquement, sans apprêts, mais pour ainsi capturer des instants, des trouées de grâce, d’étrangeté, des accrocs dans le tissu du quotidien. Tel cet homme vu à travers la fenêtre de la boutique de Léon, veste jaune, voûté, assis contre une porte avec sa canne, figure énigmatique. Si « un roman n’est rien qu’une poésie en prose », comme le suggérait Furetière, alors Cavalier est moins un portraitiste ou un diariste qu’un romancier.

Il y a donc eu Léon, mais voici un autre personnage : Guillaume, le boulanger. Là, quelques gestes, une façon de filmer Guillaume face à son four, au premier plan mais légèrement décalé, puis ouvrant la porte vitrée de l’appareil. Distance et proximité de l’homme à son outil, à sa machine, statut toujours ambigu de l’objet qui existe avec et sans nous. Comme une description dans un roman : jamais gratuite, mais pourtant autonome. Au tour de Jaquotte maintenant, qui revient fidèlement, tous les ans, dans la maison vide de ses parents défunts, à Chalonnes. Cavalier embrasse ce qui est la matière romanesque par excellence : le temps. Temps d’antan solidifié, incarné dans cette maison ; temps à venir puisqu’il faut vendre, laisser définitivement derrière soi. Temps là encore avec Daniel et les boucles de ses TOC, de cette éternelle répétition compulsive. Volonté sourcilleuse de donner un ordre impeccable aux choses, tout comme les jeux à gratter dont il est fervent sont une tentative de réguler le hasard. De trouver, comme dans un roman, le sens et l’ordre qui se cachent dans le livre de la vie. Cette quête, c’est aussi celle de Philippe Labro, objet du cinquième portrait et qui, veste de velours, son fidèle stylo-plume à la main, prépare les interviews qu’il doit réaliser en une après-midi. Il absorbe des pilules pour tenir le coup (« pas un remontant, mais un détendant », précise-t-il), avoue qu’il est noué. Enfin, dernier portrait, celui de Bernard – Bernard Crombey, qui fut l’acteur de Cavalier dans Le Plein de super, en 1976. Bernard joue sur une petite scène, une pièce où il est seul. Le théâtre réduit à ce qu’il a de plus nu (un praticable de planches, une chaise, une table) ; le cinéma tout aussi quintessencié (le filmeur, Cavalier, et sa caméra) : comme pour résumer l’acte de filmer à ses éléments constitutifs, primitifs. L’art du jeu, la caméra. Comme les grands romans finissent toujours par réfléchir sur eux-mêmes, par se réfléchir en eux-mêmes, Cavalier filme sa propre pratique.