wonderConey island, dans les années 50. Au milieu de l’agitation des stands de tir et des montagnes russes. Non loin des hordes de baigneurs attirés par les boniments des forains, les énormes berlingots, les myriades de confettis ou l’indécise promesse d’un flirt. Une grande roue éclairée de néons multicolores projette ses lumières bariolées dans le salon-cuisine d’un appartement miteux. L’image est éloquente : le destin, ou du moins sa forme sécularisée, la chance, a décidé de jouer sa partition dans la vie de ses occupants, Humpty et Ginny. Qui sont-ils ? Et bien Humpty (Jim Belushi) a arrêté la bibine et les combines foireuses pour essayer, tant bien que mal, de faire tourner son manège et de joindre les deux bouts. Quant à Ginny (Kate Winslet), elle doit, tout en rêvant de devenir actrice, se contenter d’un boulot de serveuse dans une baraque poisseuse. Elle est affublée d’un mioche, fruit d’un premier lit, souffrant de pyromanie aigüe : malgré les mises en garde de la police et l’aide d’un psy, il déclenche des incendies partout sur son passage. L’arrivée de deux personnages va faire chavirer la routine pépère de cette sympathique petite famille dysfonctionnelle. Mickey (Justin Timberlake) : un jeune dramaturge qui, en attendant de devenir le prochain Eugene O’Neill, gagne sa croûte comme maître-nageur. Et Carolina (Juno Temple), la fille d’Humpty – d’un premier lit, elle aussi – qui tâche, coûte que coûte, de suivre des cours du soir pour ne pas finir serveuse comme sa belle-mère…

On l’a compris : les personnages de Wonder Wheel carburent au regret d’une vie meilleure, plus intense, plus flamboyante, plus scintillante. Tous se racontent des histoires sur ce que pourrait, ou devrait, être leur vie. C’est que Woody Allen a toujours été un moraliste (au sens où l’on entendait ce mot au XVIIe siècle). A savoir un artiste qui ne juge pas le comportement des êtres humains. Mais qui, à la manière d’un Rohmer ou d’un Hong Sang-soo, s’intéresse aux illusions dont ils se nourrissent afin de ne pas affronter la réalité de leurs désirs et la médiocrité de l’existence. Voilà pourquoi Allen est un authentique pessimiste. Voilà pourquoi, à l’exemple de Tennessee Williams (le personnage de Ginny évoque fortement celui de Blanche Dubois dans Un Tramway nommé désir), il éprouve de la tendresse, même s’il ne s’interdit pas d’en rire, pour les battus, les défaits, les malchanceux, les artistes ratés. Voilà pourquoi, un peu comme dans Match Point, nous éprouvons une empathie trouble pour une femme qui, parce que cela lui permet un bref instant de croire qu’elle aussi a droit au bonheur, s’apprête à être complice d’un meurtre…

Conduit par une narration précise et virtuose, assumant magistralement sa facture théâtrale, éclairé des couleurs chaudes et éclatantes conçues par le grand Vittorio Storaro (Apocalypse Now, 1900), porté par l’interprétation incandescente d’une actrice d’exception, Wonder Wheel évoque aussi bien les grands mélodrames de Douglas Sirk que l’expressionisme lyrique de Bertolucci. Comme ils se trompent, ceux qui sont convaincus que Woody Allen refait toujours le même film !