L‘idée de monter ce reportage à l’envers arrive à l’instant, juste après avoir fini ce texte, et tandis que des filles sont voûtées sur leur plat de nouilles et de crevettes, à l’entrée d’une ruelle de Bangkok, dans le quartier de Sukhumvit Asoke. Et puis non, il vaut mieux y renoncer, ce serait d’un mimétisme laborieux avec le dispositif utilisé par Gaspar Noé dans son dernier film, Love, et cette phrase annule donc la précédente. Autrefois, des histoires ont donné lieu à des romans, dans cette partie de la ville, de vieux récits d’amour fou entre des étrangers et des ladybars, surtout dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. « Quel est le sens de la vie ? » demande justement le héros Murphy à Electra, l’héroïne du film de Gaspard Noé, lors d’une séquence qui est celle de leur rencontre à une fête parisienne en plein air. Et celle-ci répond :
« Love. » L’amour. Danseuses et clients des soï de la cité des anges diraient la même chose, et ajouteraient, comme l’une des maîtresses du jeune Murphy, le sexe. Et bien entendu, pour compléter et faire une trinité, il faudrait mentionner l’argent. L’amour, le sexe, l’argent sont des substances magnifiques, qui rendent beau ou laid selon les périodes, anoblissent et pervertissent, grandissent et détruisent. C’est un tableau de bord des énergies vitales. L’argent est sacré, sa possession sous forme, non de compte bancaire, mais de liquide, ou de pierres précieuses, de bijoux, de terres, les moyens de l’obtenir par le vol, le travail, la naissance, le mariage, composent un b.a.- ba de l’initiation à la vie. Electra, l’héroïne, est pure. Elle incarne une figure de l’amoureuse, de celle qui ne demande qu’à y croire. Elle ne souhaite point de rétribution, même si son ex est un type friqué, un galeriste (elle est artiste) capable de lui offrir la sécurité. Elle ne veut point souffrir. Quand Murphy demande si elle a peur de la mort, elle dit non et précise immédiatement qu’elle est juste effrayée de ça, la souffrance, et l’on comprend qu’elle ne parle pas des maladies, mais de cette chose spéciale, la douleur amoureuse, qui peut venir de la perte, de l’humiliation, de la trahison, ou d’un moment de grande vanité sur ces empires sentimentaux et sensoriels que sont l’espace et le temps partagés par les couples. Cette minceur, cette maigreur d’air entre eux, quand ils sont collés, d’un seul coup regardées de travers, avec cynisme. Être au-dessus du bonheur, a-t-on longtemps entendu dire dans certains milieux citadins, et on l’entend toujours, incidemment, dit autrement, quand une oeuvre a la prétention d’être importante par sa forme, son fond, ou n’importe quoi. Éviter le pathos, éviter ceci et cela, et les lieux communs, qui n’existent d’abord souvent que dans la tête des thuriféraires de leur chasse. Love n’a aucune prétention de ce genre, il est à ras de ce mystère : l’art d’être ensemble, et de se déchirer, en passant par l’ordinaire des injures passionnelles. Analyser l’autre pour le détruire lentement dans ses rêves, car la vie quotidienne a ouvert la porte à tout. Seuls les faiblards sont sensibles à ce type de bassesses très belles, qui donnent envie d’embrasser et de foutre celui ou celle qui s’y adonne – les mots sales dans leur bouche. Il ou elle cherche à frapper, à se refuser, et c’est là qu’il ne faut pas hésiter à forcer le coït, se forcer soi-même à forcer l’autre.

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