patersonTrès tôt on devine qu’il ne se passera pas grand chose ; qu’il se passera une semaine et voilà. On le devine dès le « Tuesday » qui, ouvrant en lettres blanches le deuxième jour, succède au « Monday » augural, pareillement incrusté sur le couple au réveil. Et puisqu’on se fourvoierait à nier qu’en se suivant les jours se ressemblent, chacun cheminera vers son terme en passant par les mêmes cases. Et cases est bien le mot. La BD rôde dans ce film comme dans toute l’oeuvre de Jarmusch, et plus spécifiquement l’humour statique du strip.

A la case réveil – Paterson regarde sa montre, sa compagne dort-, succède donc immanquablement la case bol de céréales sous le regard de Marvin le bouledogue, puis la case marche pour se rendre au central de bus. Puis Paterson attend au volant l’heure de démarrer ; accomplit son service ; écrit lors de sa pause déjeuner devant une rivière égayée d’une cascade ; rentre à pied ; retrouve compagne et chien à la maison ; sort le deuxième après dîner ; l’attache à l’extérieur d’un bar où il prend une bière, assis invariablement au bout du comptoir. Forcément le samedi et le dimanche dérogeront à cette succession immuable, mais guère au-delà des perturbations mécaniques d’un week-end. Paterson se lève plus tard et va promener le chien plus loin, Laura sort vendre des cupcakes. Rien de bien exceptionnel.

L’éternel retour

Dans la chronique, le seul agent est chronos. Le film s’ouvre sous l’égide d’une pendule puis d’une montre, et un des poèmes de Paterson note qu’on insiste souvent sur trois dimensions, longueur largeur profondeur, mais néglige celle du temps. C’est le temps qu’on habite, et dans ce volume sans espace (ou vice-versa), le découpage diurne est encore le plus ajusté à la chronobiologie des vivants.

Ce dispositif est juste, qui épouse un temps cyclique, celui de l’éternel retour des jours, des semaines. Enroulé sur lui-même, il ne mène nulle part. Par nature, sa boucle empêche la dramaturgie linéaire, celle qui souvent mène au drame. « Chaque jour le soleil se lève et chaque soir il se couche » , conclut un personnage rendu à la sérénité du temps quelques heures après un piteux esclandre au bar. L’incident est déjà oublié. Et l’acte héroïque de Paterson pour dérober le flingue que le suicidaire braquait sur sa tempe est passablement minimisé par la découverte de sa charge en balles de caoutchouc. La chronique ne veut pas de l’héroïsme, qui distingue un homme d’un autre, un jour d’un autre. Il apparaît même parodique, déplacé, une faute de goût, et Paterson s’excuse presque en se relevant du bond qui a peut-être sauvé une vie. Comme on s’excuse d’avoir dérangé une sieste.

Cette temporalité n’admet pas d’événements, mais des variations. Les variations peuvent être factuelles, scénaristiques si l’on veut. Le jeudi, le bus tombe en panne. Un autre jour, Paterson s’attarde discuter avec une jeune fille à la sortie du central. Un autre, il écrit dans son bus et non en déjeunant. Un autre encore, Laura est réveillée au moment où il consulte sa montre – qui indique 6h10 et parfois plus. Elles peuvent être aussi formelles, soit que Jarmusch élude tel moment régulier pour en montrer un autre jusqu’ici éludé (relatant par exemple le retour du boulot plutôt que l’aller), soit qu’il appréhende une même case sous un autre angle – le trajet du lundi est suivi du point de vue du conducteur, sur celui du mardi le bus est embrassé depuis l’extérieur.

Jumeaux

Il n’y a pas d’événements, il y a des écarts. Des biais, à l’image du poteau de boîte au lettre que chaque soir Paterson remet droit car quelqu’un – ou quelque animal, allez savoir- s’amuse quotidiennement à le désaxer. Des torsions, qui remuent l’ordinaire sans le perturber. Un peu plus que rien, un peu moins qu’un fait. Par exemple ces paires de jumeaux que Paterson croise régulièrement, récurrence d’autant plus troublante que Laura a raconté un rêvé où elle accouchait d’une doublette de ce genre. De fait, le chauffeur de bus s’en trouble. Un peu. Autant que l’impeccablement placide Adam Driver s’autorise à l’exprimer : infime sourcillement, micro-mouvement des lèvres. Que fera le film de ces paires? Rien.

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