soy neroNero ( Johnny Ortiz), jeune Mexicain de 19 ans, a grandi aux États-Unis mais a été expulsé du territoire faute de papiers en règle. Paradoxe de l’administration, son frère aîné Jesus a lui pu y rester et même y trouver un emploi. Le jeune homme n’a alors qu’une motivation : passer de nouveau la frontière dans l’espoir de rejoindre cet aîné, d’être reconnu comme « américain ». Toute la première partie du film, road-trip en auto-stop, suit son trajet vers la cité des anges. Retrouvailles entre les deux frangins. Mais Nero ne peut pas rester. Impasse ? Non, Rafi Pitts change de braquet et le picaresque sociopolitique (la route et ses rencontres, ces modernes hobos que sont les migrants) se mue en film de guerre. Nero,s’est engagé sous l’identité de son frère, parmi les green card soldiers, corps de l’armée américaine constitué pour l’essentiel d’étrangers promis, dès leur retour du terrain (ou au pire post mortem), à la naturalisation. Avec ses compagnons d’arme, il assure la surveillance d’un check-point, dans un décor à la fois insituable et terriblement familier pour qui a vu trois images de CNN : un désert, des soldats US, et la moindre voiture qui est susceptible d’être un véhicule kamikaze…

Le film se dédouble, donc, mais pour autant il ne s’agit pas d’un vice de forme, plutôt d’une manière d’épouser, dans la structure même, un motif obsessionnel – celui du franchissement, du passage. Qui peut être très concret, comme lorsque Nero traîne dans le quartier résidentiel de L.A. où Jesus est supposé résider. Survient une patrouille de f lics. Contrôle. Nero échappe in extremis à l’arrestation : il convainc les flics de sonner à l’adresse qu’on lui a donnée et la fille qui ouvre, la copine de Jesus, Mercedes, confirme son identité. Mais le temps que les flics s’éloignent, la grille s’est refermée : Nero et Mercedes sont contraints de l’escalader pour rentrer. Le monde de Soy Nero est un monde de barrières, de grilles et de seuils. Dans un jeu vidéo on parlerait de niveaux. Jesus et Mercedes ne sont pas propriétaires des lieux, mais de simples employés. Nouveau franchissement, temporaire celui-ci, le temps d’une soirée arrosée : Nero, Jesus et Mercedes abolissent les cloisons sociales. Prennent la place des maîtres. Lesquels reviennent, évidemment. Et Nero reprend la fuite.

Il n’y aurait que ça, Rafi Pitts courrait le risque de basculer dans la démonstration sans grâce – dans le film-symbole, option sujet de société, tendance indignée. Mais le cinéaste connaît – on le sait depuis The Hunter – la force de sidération, de fascination des images. Ce qu’elles ont en elles de puissance quasi magique. Et c’est pourquoi son film bascule comme dans la soirée dans la villa, où le décor kitsch prend des allures d’environnement onirique qui tient du merveilleux. Franchit un autre seuil et passe à une atmosphère fantastique qui jouera tout autant dans la seconde partie du film, où aux discussions si banales, si « vraies », entre les soldats, sur Tupac et Dr Dre par exemple, succéderont ces plans sur un démineur engoncé dans une combinaison-scaphandre qui semble tout droit sortie d’un film de SF des fifties. Le terme est galvaudé, mais c’est bien ce que fait Rafi Pitts : du réalisme magique.