elephantQuel est le point commun entre deux lycéens rudoyés par la petite brute de leur établissement, une lycéenne qui a une liaison avec le directeur adjoint, un vieil homme devenu encombrant que son fils cherche à évincer de l’appartement familial, un truand dandy mélancolique accroché aux basques d’une femme qui ne veut plus de lui, un grand chien blanc, rôdeur canin aux allures et aux réflexes de fauve ? Chez Prévert, il ne manquerait plus qu’un raton-laveur, ici, en l’occurrence, c’est le pachyderme du titre, dont le barrissement sera le point d’orgue du film. Entre eux se noue une tapisserie complexe de relations, sur le mode de l’attraction et de la répulsion, chacun des personnages, comme autant de particules élémentaires, ou de boules de billard (on avait oublié une queue de billard, autre McGuffin du film, dans notre inventaire…) se carambolant dans un mouvement incessant de reconfiguration. On vous laissera apprécier la finesse du maillage narratif, qu’il serait trop long de détricoter ici. De toute façon, le véritable liant est ailleurs. Dans une couleur. Le gris. Le gris, délavé comme une brume souillée d’une infinie tristesse, ou à la rugosité terne des cubes de béton décrépit des grands ensembles qui dessinent le labyrinthe asphyxiant d’une grosse ville chinoise. Le gris qui devait aussi être la teinte dominante de la météorologie intime du réalisateur Hu Bo, qui, après avoir ainsi étiré une de ses nouvelles sur près de quatre heures pour le grand écran, a mis fin à ses jours. Mais aussi et surtout le gris comme paradoxe chromatique : ni noir, ni blanc, entre le minéral et le liquide, bref, une nuance indéfinissable, à la limite de l’invisible et du visible, comme une vapeur. 

C’est là que se situe le tour de force du film, qui n’a rien, malgré la durée et l’éléphant du titre, de pesant. Mais qui, au contraire, cultive une finesse de perception, de regard ou d’écoute, qui lui permet de saisir et de matérialiser l’irreprésentable. Ainsi de la violence : comment donner à voir sa substance intime – non pas les coups, les cris, l’effervescence des corps – mais l’événement temporel qu’elle constitue : cette soudaineté, ce surgissement brutal, paroxystique, qui déchire la trame du temps ? La solution de Hu Bo est aussi simple qu’élégante. Prenez la confrontation des deux lycéens et du « bully », sur les marches d’un escalier de l’établissement : accumulation des provocations verbales, montée de la menace, comme une flamme court le long de la mèche d’un explosif. Puis le long dévidage des conséquences. Entre les deux ? Quasiment rien. Comme un trou, un blanc, un instant, rendu encore plus bref, plus « instantané », d’être ainsi incrusté dans une épaisse et complexe pâte narrative. 

On l’aura compris, c’est cet autre insaisissable par excellence qu’est le temps, auquel Hu Bo donne consistance, et même corps. Littéralement. Car à la façon de Gus Van Sant dans Elephant, et les embranchements des couloirs de son lycée, Hu Bo filme toute une géométrie des déambulations : trajectoires rectilignes, avec personnages de dos, qui semblent se composer les unes avec les autres pour dessiner un uniquement déplacement. Ou comment rendre sensible la marche du temps, sa progression inexorable…