Dieu en Iran est un diable 
et rien ne l’arrête

Jafar Panahi : peut-être le plus grand réalisateur iranien vivant, allez disons avec Marjane Satrapi et Abbas Kiarostami. Il a contribué largement à politiser un cinéma iranien exsangue, devenu folklorique et menteur. C’est lui qui décide que le cinéma iranien dans l’esprit du néoréalisme italien doit regarder l’Iran en face, regarder un pays devenu le plus totalitaire au monde, bref regarder la mort en face. Quatre films : Le Ballon blanc (1995), Le Cercle (2001), Sang et Or (2003), Hors-Jeu (2006). Quatre films magnifiques pour dire la détresse d’un peuple, la détresse des jeunes, la détresse des femmes dans un pays où sans même évoquer la culture ancestrale perse, il y a aujourd’hui une vitalité intellectuelle impressionnante !

Cette vitalité est tous les jours un peu plus en danger. Elle est mise en laisse par Mahmoud Ahmadinejad et ses amis mollahs dans une république islamique qui supporte de moins en moins la contradiction. Résultat : Jafar Panahi, ainsi que son ami réalisateur Mohammad Rasoulof, ont été condamnés à six ans de prison, vingt ans d’interdiction de filmer, vingt ans d’interdiction de parler à la presse iranienne et étrangère. Pourquoi ? Une raison prétexte a été avancée par la justice iranienne : le tournage d’un film de propagande. Or c’est faux, car nous savons que ni l’un ni l’autre ne tournaient quoi que ce soit. En réalité, Ahmadinejad fait régner un climat de terreur afin que les artistes en désaccord avec le régime quittent le pays. Dieu en Iran est un diable et rien ne l’arrête. Il nous fallait faire ce dossier dans Transfuge pour soutenir Jafar Panahi, pour qu’il sache qu’en France, on ne l’oublie pas.

Dieu en Europe est parti 
et rien ne va plus

C’est en tout cas ce qu’on se dit à la lecture du très grand écrivain irlandais qui fait notre couverture ce mois-ci : Colm Toibin. Il a fait paraître ces jours-ci Brooklyn, roman jamesien tout en pudeur, sur une jeune fille irlandaise, d’un milieu très modeste, Eilis, qui doit s’exiler aux États-Unis pour trouver du travail. Peu à peu, Eilis se perd, ne sait plus qui elle est, où elle va, d’où elle vient et une tristesse infinie s’installe. Le monde moderne, incarné ici par les États-Unis, haut lieu du capitalisme, ne lui plaît pas. Rien ne s’allège, elle reste grave, ne ressent rien, ni amour, ni passion, ni haine, ni envie, ni même désespoir. Elle décidera de rentrer chez elle, auprès des siens dans son village irlandais. Mais rien n’est plus comme avant… Eilis n’est plus une femme, elle s’est métamorphosée en morte vivante, anéantie par un rêve occidental, celui de notre génération – ce livre se passe dans les années 50 mais il est très bon car il ne nous parle que d’aujourd’hui – que l’exil est joyeux. Que l’avenir est au citoyen du monde ! Non, nous dit Toibin, notre rêve est un cauchemar, l’exilé n’est finalement qu’un intrus. Et l’intrus, un zombie. Depuis que Dieu est mort, rien ne va plus. Et c’est à travers cette histoire de déracinement que Toibin constate avec lucidité et un art du roman exceptionnel notre misère existentielle.

Constat fait, de l’échec de ce rêve, que nous reste-t-il ? Comment arriverons-nous à sortir de la société panique dans laquelle nous vivons ? Le dépressionnisme ? La confusion des temps ? Le chaos contemporain ? Comment, pour reprendre l’exemple que donne le très bon recueil d’entretiens entre Mehdi Belhaj Kacem et Philippe Nassif, allons-nous être capables de faire autre chose que brandir le livre de Michel Houellebecq, arme dérisoire, désespérante, face à la génération de 1968 ?

Il n’y a plus qu’à attendre que les romanciers nous ouvrent le chemin de la sortie du nihilisme. Harold Bloom pense que la sagesse qu’un lecteur peut tirer d’un roman est essentielle. Moi aussi : les romanciers sont des prophètes. •