On peut feuilleter Les Mille et Une Nuits du prodige lusitanien Miguel Gomes comme un inventaire extravagant, façon Prévert. Au fil des récits qui s’engrènent dans la machinerie biscornue de ses trois « volumes » qui affichent allègrement plus de six heures au compteur en tout, on voit défiler un coq ceint d’un bavoir, un chienchien à sa mémère, des barres d’immeubles décrépites… Premier tour de force de Miguel Gomes : conserver la forme ouverte, proliférante des Mille et Une Nuits pour la faire servir à un objectif unique. D’entrée de jeu, le film donne le ton. La succession d’histoires qu’on verra se dévider sont autant de reflets (brisés, tordus, énigmatiques) du Portugal contemporain, saigné par la crise. Oscillant d’un spectre qui va du réquisitoire sans équivoque (le segment « Les Hommes qui bandent », qui métamorphose les hommes politiques en pourceaux lubriques) à la parabole à la densité vertigineuse (« L’Histoire du coq et du feu » qui enchevêtre animaux, amour, politique), le film fait se bousculer mille et une façons de parler du Portugal meurtri. Si Schéhérazade est encore là, et si Gomes importe de la couleur locale (des djinns, des turbans), c’est pour mieux en rhabiller son pays. Ou plutôt le déshabiller. Car au-delà de l’effet film-miroir d’aujourd’hui, Gomes cherche d’abord – pour le trouver – un regard. Circonspect, aigu, lucide : un regard critique.

Critique, donc, d’un pays embourbé dans le mal-être économico-existentiel que distille par exemple le très saturnien segment « Les Maîtres de Dixie » : HLM souillées, écaillées, mélancolie mortifère… Mais critique aussi des modes de représentation. Gomes joue sur l’épaisseur de ce complexe de sensations, de temps et de récit qu’est un plan, il en fait éclater tout l’aspect composite, démontre son hétérogénéité foncière. Ainsi, ces images d’un chantier naval associées à une voix off déphasée, qui décrit une invasion de guêpes perturbatrices de l’environnement ; ou encore, cette « Histoire du coq et du feu » où se chevauchent théâtralité (des gamins jouent des rôles d’adultes), picturalité (on dirait que la séquence est régie par des rappels de couleurs qui relient un moment à un autre), mais aussi bouffonnerie et gravité, contemporanéité des téléphones portables et canevas de farce paysanne (les cocoricos intempestifs de l’animal lui valent un procès…). Fonction critique du cinéaste : nous avertir qu’une série d’images filmées n’est pas « naturelle », mais qu’elle tient du rapetassage, de la mosaïque. Le premier volet correspond à ce nettoyage du regard : mise en condition optique du spectateur.

Qui peut dès à présent aborder le deuxième volet de la trilogie, où l’acide critique n’est plus versé sur les yeux, mais sur la politique, au sens cette fois le plus large et le plus abstrait – la possibilité de vivre ensemble. C’est sans doute  la partie phare du film, elle occupe une position charnière, au milieu de ce deuxième opus : « Les Larmes de la juge ». Soit une magistrate qui, dans un amphithéâtre de plein air, façon théâtre grec bucolique, et devant des rangées de spectateurs, se trouve soudain débordée : le cas qu’elle doit juger est comme l’extrémité d’une pelote, on la tire et viennent des myriades d’histoires interdépendantes. Ce qui devait être un moment de la vie civique (la Justice rendue de façon transparente, au vu et au su de tous, dans un espace d’autant plus public qu’il est littéralement ouvert) devient un chaos insoluble. Les institutions qui cimentent la Cité ne résistent pas au désordre. Et quant aux associations informelles, celles qui unissent les habitants d’une cité, au sens urbanistique du terme, elles accusent vite leur stérilité : l’immeuble du segment « Les Maîtres de Dixie », s’il voit fleurir des épisodes d’entraide, reste un lieu où on crève seul… Si le politique patine, reste l’esthétique : c’est la courbe du film, dont le troisième volume est entièrement dévolu à la musique.

Schéhérazade, la conteuse, décide de faire directement l’épreuve du réel, elle sort dans le monde et multiplie les rencontres. Des mobiles suspendus chez un voleur qui carillonnent au vent ; des musiciens des routes ; la danse, la joie… Mais Gomes ne se départit pas de sa vigilance : le dernier segment (du film et de ce volet), « Le Chant enivrant des pinsons », ne dissipe pas entièrement l’ivresse, mais il la dissout. Le chant de ces petites bêtes attachantes est affaire de capture, de croisements de races, de considérations techniques qui n’ont rien de très glamour. Sans compter que l’épisode est filmé dans un quartier populaire où l’on entend bruire les ailes de la misère ; que le parti pris quasi documentaire de la mise en scène (donner l’impression de tout montrer en ne se souciant pas des situations qui se répètent) n’a rien de spécialement lyrique. La musique et par extrapolation la beauté existent, elles peuvent toucher, transporter – mais elles n’ont rien d’évident, et ne sont pas des remèdes magiques. Paradoxe des Mille et Une Nuits sauce Gomes : ce film baroque est habité par une vision réaliste. Une impression qui persiste lorsqu’on rencontre Miguel Gomes, sous une marquise cannoise, à l’heure de l’apéro, avec nos mille et une questions.

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