L’avion a entamé sa descente et le pilote a informé que, sur la droite, on allait dans moins d’une minute bénéficier d’une très belle vue de Venise, et c’était vrai. La météo était plus que sudiste : du bleu, du soleil et une légère brise pour rafraîchir. Plus tard, un trajet nous attendait, une heure et quart de vaporetto jusqu’au Lido depuis l’aéroport, et comme c’était un modèle où il était impossible de sortir sur le pont pour jouir de la lagune, ce fut l’occasion de reproduire mentalement quelques scènes des films de Marco Bellocchio, né en 1939, l’un des derniers grands du cinéma italien, et que l’on est venu rencontrer à la veille de la présentation de son nouvel opus à la Mostra, Sangue del mio sangue. Par exemple, en 1986, quand Maruschka Detmers, alias Giulia, pompe le jeune Andrea dans Le Diable au corps – Il diavolo in corpo –, sa tête repose sur les genoux du garçon, dans un cadrage parfait, pictural et sans chichis. Elle a le visage florentin des peintures et elle rit au récit du jeune homme, chargé de l’endormir par son histoire de Lénine, arrivant de Suisse à Saint-Pétersbourg le 3 avril 1917. Il explique la foule, les flambeaux, le voyage debout, et elle débraguette son pantalon, sort la queue en érection, la glisse dans sa bouche, le gland d’abord puis la tige, et elle débute sa succion. Il y eut scandale, les stakhanovistes du militantisme, de l’activisme, du religieux et de la technique se ruèrent pour savoir quelle signification se cachait dans cette pipe. Marco le traître sous-entendait-il que les gauchistes étaient des branleurs intellectuels ? Ou bien à l’inverse et pour l’autre bord, cet engagé politique ne prouvait-il pas sa dépravation morale par une scène inutilement pornographique ? Diavolo ! Deux ans plus tard, justement, dans La Sorcière – La visione del sabba –, Béatrice Dalle est une sorcière du Trecento, fantasmée par une aliénée des années quatre-vingt, au milieu d’une Italie d’hier et d’aujourd’hui, où l’inquisition et la psychiatrie, l’asile et l’église se répondent mutuellement, et elle promène sa nudité subissant différentes ordalies jusqu’au bûcher final, dont celle de l’eau. Et voici qu’arrive en 2015 Sangue del mio sangue. Deux parties successives, l’une au xviie siècle, l’autre au début du xxie, mais toujours à Bobbio, en Émilie-Romagne, ville de naissance du réalisateur. Dans la première, une soeur, Benedetta, accusée de sorcellerie pour avoir séduit un prêtre ayant mis fin à ses jours. Son frère jumeau vient réclamer justice, c’est-à-dire l’aveu de Benedetta, car impossible, sans cela, de l’enterrer chrétiennement, c’est un suicidé. Dans la deuxième, un vampire d’aujourd’hui, quasi grabataire, se faisant arracher sa dernière dent valide pour la morsure, et qui promène sa nostalgie dans les rues comiques d’une Bobbio en proie à la mondialisation des comportements bouffons. « C’est une figure du vampirisme démocrate-chrétien, ce vieil homme, nous dit Marco Bellocchio sur la terrasse de l’hôtel Excelsior au Lido, et l’histoire de ses rapports avec la mondialisation, symbolisés par cet inspecteur appartenant à la brigade financière – je crois que vous n’avez rien d’équivalent en France –, inspiré lui-même du Revizor de Gogol, qui évalue incognito le patrimoine et le vend aux milliardaires du monde entier. »

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