impressionnistes

Les amitiés franco-anglaises vues depuis le chevalet. A l’occasion de la très belle expo au Petit palais sur ces artistes français expatriés à Londres en 1870, rencontre avec sa co-commissaire, Isabelle Collet.

Si proche, si loin… Négatif idéal de la France, modèle pour les têtes pensantes des Lumières, repoussoir pour les dévots de Domrémy, maîtres des élégances underground ou Brexiteurs insulaires et entêtés, l’Angleterre joue un jeu de miroirs et d’écarts, plus ou moins subtil, avec l’Hexagone. Une très belle expo au Petit Palais en rappelle un épisode pictural – l’afflux, déclenché par la catastrophe de 1870, de peintres et sculpteurs français à Londres. Où l’on croise Monet maugréant contre ce fichu brouillard trop instable pour être saisi, Tissot et sa peinture mondaine et doucement ironique, Carpeaux dont les sculptures effarouchent l’atavisme puritain de la vieille Angleterre, et d’autres, un peu en retrait du peloton de tête des vainqueurs de l’histoire de l’art, mais tout aussi importants, comme Alphonse Legros, indispensable go-between londonien pour ses compatriotes qui y débarquaient, ou Jules Dalou, sous l’égide duquel la sculpture anglaise a opéré sa mue… Fête des yeux (magnifique Bal sur le pont de Tissot), érudition sûre mais jamais pesante, l’exposition se parcourt comme on avalait un authentique breakfast après une traversée houleuse de la Manche : avec délectation. Mais surtout elle donne à voir tout un jeu subtil, ce jeu de l’exil entre adaptation à l’étranger et fidélité à soi, influence de l’hôte et influence en retour sur les hôtes. Rencontre avec Isabelle Collet, conservatrice en chef du Petit Palais et co-commissaire de l’exposition.

Le séisme de 1870, Paris outragé, tel est, littéralement, le point de départ de l’exposition et du voyage qui va mener un certain nombre d’artistes à Londres. Pourquoi Londres ?

Il y a eu un phénomène de migration vers d’autres villes européennes, mais on assiste à un véritable phénomène de convergence à Londres. C’est la capitale économique de l’Europe voire du monde à ce moment : l’essor industriel est considérable, la ville est donc riche. C’est une première raison, l’exil étant également économique, puisque, avec la guerre et la Commune, tout s’arrête en France ou se ralentit. Mais il n’y a pas que l’Eldorado économique, il y aussi la proximité géographique, ainsi qu’une tolérance et une liberté migratoire totale. On n’a pas besoin d’autorisation pour s’installer.

Monet, rappelle, l’exposition, a quelque peu adapté ses motifs dans l’espoir de trouver des clients. Plus largement, les peintres français expatriés trouvent-ils des motifs spécifiquement londoniens, propres à alimenter leur répertoire de sujets ?

Oui, bien sûr. Les paysagistes ont trouvé des motifs de plein air, ils ont surtout été frappé par l’importance du smog, ce brouillard mêlé de pollution naturelle. Mais ils retrouvent aussi quelque chose qu’ils aiment beaucoup en France, c’est le fleuve. On retrouve ainsi un ancrage au bord de la Tamise, tout comme en France ils s’installaient en bord de Seine. Pour d’autres artistes, comme Tissot, qui est un peintre de genre, un peintre de la vie moderne, c’est la scène sociale londonienne, les soirées, les rencontres amicales qui vont être représentées. Tissot les décrypte parfaitement, dans la mesure où il comprend l’anglais et où il connaissait Londres avant de s’y exiler.

Monet, lui, fait une expérience plutôt douloureuse, celle de la précarité…

Lorsque Monet quitte la France, il n’a aucun débouché, pas de client, pas d’argent. Il a une trentaine d’années, ce n’est plus un débutant, mais c’est encore un très jeune artiste qui n’a pas conquis ses acheteurs. Et à Londres, la misère continue, le public anglais n’est pas prêt à accepter la peinture telle que Monet la propose. Heureusement, il y a Durand-Ruel, le fameux marchand français, qui a lui-même mis à l’abri son stock de peintures et se trouve à Londres à ce moment. Durand-Ruel l’encourage, lui achète quelques toiles et tente de les montrer aux Anglais. Donc oui, Monet est dans une situation difficile en 1870-1871.

La sculpture française semble choquer les Anglais…

C’est surtout la sculpture de Carpeaux qui est concernée. Il fait beaucoup de nus, de corps à sujets mythologiques, et extrêmement « sexy ». Pour Jules Dalou, c’est l’inverse : il propose des sujets plus intimes, inspirés de sa vie familiale à Londres, avec sa femme et ses enfants. Il y met un réalisme auquel les Anglais sont peu habitués, eux qui sont dans la veine néoclassique. Les sculpteurs, qu’il s’agisse de Carpeaux ou Dalou, amènent du réalisme. Un réalisme plus ou moins bourgeois, plus ou moins mythologique. Sans oublier qu’en Angleterre, il n’y a pas d’école de sculpteurs à l’avant-garde : les Français apportent donc un grand renouveau dans ce domaine. Dans le domaine de la peinture, les choses sont plus partagées.

L’exposition dresse un parallèle entre Millais et Tissot. Les préraphaélites ont laissé leur empreinte sur ce groupe de peintres expatriés ?

Les préraphaélites, c’est une génération avant. Le groupe s’est un peu dispersé, certains sont très bien intégrés dans les cercles officiels, comme Millais et le côté plus marginal, plus rebelle des jeunes préraphaélites est en train de s’estomper. Ce sont donc d’excellents passeurs pour les jeunes artistes français, puisque bien intégrés. Ils ont un réseau de collectionneurs, accèdent aux lieux d’exposition, cultivent une ouverture d’esprit et un intérêt pour l’art français qui les rend plutôt accueillants. Tissot se met assez délibérément dans le sillage de Millais, pour une peinture minutieuse, descriptive, raffinée. Mais contrairement à Millais, qui prend ses thèmes dans la littérature et le théâtre, Tissot propose une peinture tout à fait dégagée de références cultivées ou littéraires. On est bien plutôt dans la scène de genre traitée pour elle-même.

Et pour finir, pourriez-vous nous dire quelques mots d’un personnage-clef, un peu oublié aujourd’hui, mais à qui l’exposition restitue toute son importance, Alphonse Legros ?

Legros commence à être reconnu par ses pairs en France, mais il en vend pas. Whistler lui suggère de partir pour Londres, où il trouvera des collectionneurs et des acheteurs et assez vite il expose à la Royal Academy. Il est mieux reçu qu’en France. Nul n’est prophète en son pays ! Le départ a donc été très fructueux et lui a permis de vivre de son art, ce qui n’était pas le cas en France. A Londres, il n’a jamais appris l’anglais, ce qui a dû peut-être le rendre plus fidèle à la France, et très heureux de voir arriver des compatriotes qui lui donnaient des nouvelles de Paris. Et avec son caractère sociable, généreux, rien d’étonnant si les peintres français arrivant passent chez lui. Durand-Ruel le rencontre, les collectionneurs anglais le consultent pour acheter de la peinture française, c’est un vrai relais. Rodin qui va arriver à Londres en 1880, certes pas en situation d’exilé, mais alors qu’il n’est pas encore le premier sculpteur de la modernité, va voir Legros qui lui présente ses amis artistes et les collectionneurs.