libertéRetiens la nuit : il y aurait sans doute des liens à établir entre Mektoub my love : Intermezzo d’Abdellatif Kechiche et Liberté d’Albert Serra. Voilà deux films pareillement fondés sur la règle des trois unités, deux aventures du libertinage et de la liberté (sexuelle et artistique), deux films qui ont suscité de virulents commentaires négatifs à Cannes. Mais deux films que, par ailleurs, certains éléments séparent radicalement : l’époque (fin XVIIIe pour Serra contre fin du XXe pour Kechiche), le style (plans fixes contre caméra en mouvement), le son (chuchotis, bruissements, dialogues précieux chez Serra, musique disco à fond et conversations banales chez Kechiche)… Si Kechiche s’immerge à corps perdu dans la matière filmique afin de proposer un cinéma de l’incarnation absolue, Serra serait plutôt un esthète distant. Mais venons-en plus précisément à Liberté : le temps d’une nuit, dans une forêt obscure éclairée par la lune, quelques aristocrates expulsés de la cour de Louis XVI croisent un duc allemand. Ils souhaitent exporter dans le pays voisin le libertinage, cette philosophie héritée des Lumières et marginalisée par le puritanisme de l’époque. En attendant de réaliser ce rêve de révolution par les moeurs, ils se livrent, le temps d’une nuit, à des jeux érotiques sans limites (“déviants” diraient certains) avec la participation de quelques pensionnaires d’un couvent voisin.

Ouir c’est jouir” disait en substance le Divin Marquis, probable inspirateur de ce film. Une intuition qui s’exprime dès la première scène : un homme raconte – avec une voix d’une infinie suavité et une diction d’une suprême élégance – la scène horrible d’un supplice par écartèlement. Ainsi, pendant la plus grande partie du film, les fantasmes sexuels des protagonistes passeront davantage par le récit qu’ils en font ou par les sons qu’ils émettent pendant les actes que par ce qui est montré. Qu’ils soient politiques ou érotiques, les dialogues sont à la fois élégants et crus, mais ce que Serra donne à voir est caché en partie par la pénombre de la nuit ou par l’abondante végétation du sous-bois (troncs, branches, feuilles, buissons, etc.). Toutefois, la dernière partie du film sera plus explicite, culminant avec la vision d’une dame urinant sur un homme estropié et brûlé dont on fourrage le moignon. Mais globalement, Serra filme cette réunion sauvage et rituelle tout en clairs-obscurs picturaux, silences et murmures, cris et chuchotements : cette nuit est un songe, une cérémonie secrète, un lieu hors du temps et de la société, cette forêt est une enclave libertaire, une ZAD de pulsions, une zone obscure de l’inconscient.

Certes, en matière de sexualité, personne (moi le premier) n’est obligé d’aimer le sadomasochisme, l’ondinisme, la coprophagie, l’accès à la jouissance par la souffrance, ce qui explique sans doute le nombre de fauteuils claquant pendant la séance cannoise. Ainsi, je n’ai pas vibré pour l’érotisme sadien en soi mais pour l’élégance et la sensualité de la mise en scène de Serra, parfait mélange de simplicité et de sophistication. Et pour le courage consistant à explorer des territoires “scandaleux”. Il est évident qu’il existe un lien entre liberté sexuelle et liberté politique. Tant qu’elle se pratique entre personnes consentantes, la sexualité est libre, jamais déviante ni scandaleuse, semble nous dire ce film hors norme.