klotzOn retrouve les Klotz-Perceval, comme on dit les Straub-Huillet, à la sortie du studio parisien où ils mixent une autre version de L’Héroïque Lande, destinée à Arte. « Pas seulement une version plus courte, une heure et demi au lieu de trois heures quarante », nous précise Elisabeth, alors qu’on rallie un bar du XIXe en bordure de Seine, « mais un autre film, avec une autre énergie. » L’Héroïque Lande n’est pas figé, les deux cents heures de rushes collectées dans la Jungle de Calais au cours de l’année 2016 et début 2017, avant la destruction du lieu sont grosses d’autres récits, de films-fantômes. Et c’est cette puissance de métamorphose, de mutation, pour employer un terme qu’ils affectionnent, qui donne son allure libre, migrante, et le mot n’est pas choisi au hasard, au film. 

De prime abord, c’est un docu. Les images n’ont pas la complexité visuelle de Low Life par exemple, elles semblent aspirer à une forme de transparence. On entend ces jeunes migrants, Almaz, Yared, Zeid, Diwatt et les autres, on les voit évoluer au sein de cet environnement. Partie de foot et soirée de danse. Vie au jour le jour : le boulanger qui pétrit sa pâte, les amoureux qui s’engueulent gentiment. Réminiscences, la gorge serrée, des péripéties douloureuses des voyages qui les ont menés sur les rives calaisiennes. Récit de la énième tentative pour gagner l’Angleterre. 

Mais chaque plan, sans perdre son réalisme, se convertit sans cesse en autre chose, en des images dont la logique obéit à des règles qu’on dira faute de mieux poétiques. Prenez le motif du feu, qui se décline comme si le film explorait une métaphore, la renversait, l’étirait. Les flammes qui réchauffent les mains gourdes, mais aussi les flammes de l’incendie qui, un soir, ravage une partie des installations, mais aussi cette clope sur laquelle tire un CRS, mais aussi l’ardeur qui les anime, tous. Feu de l’hospitalité, feu nourricier, feu de la destruction, feu élémentaire comme un pendant au vent, à la mer et au sable. Tout est fluide, tout se module, se remodèle, ainsi en permanence. Comme leur parole qui, au-dessus d’un verre de vin, se complète, se redouble, dans un beau dialogue passionné. 

Nicolas, tu as tourné Hamlet in Palestine avec Thomas Ostermeier, film tragique à bien des égards. Avec L’Héroïque Lande, sa durée, les motifs de la mer et de l’exil, on est plutôt du côté de l’épopée, de l’Odyssée ou de l’Enéide…

Nicolas Klotz : Aussitôt que nous sommes entrés dans la Jungle, on a ressenti la puissance épique du lieu. Nous avons commencé à filmer avec le sentiment qu’on allait raconter une histoire qui venait de très loin et s’étendait dans tout l’espace de cette lande remplie de monde, de ciels, de maisons, de ruelles, de labyrinthes, de commerces. Même un visage était habité par cette dimension épique, celle de leur histoire. Et qui est aussi une certaine histoire que nous avons avec le cinéma : La Blessure, déjà, était traversé par cela. Et peut-être aussi qu’en ce moment, cela nous habite tout particulièrement, Elisabeth et moi. Ce rapprochement avec la littérature. L’Héroïque Lande, c’est un grand roman, ou un épisode ignoré de l’Odyssée.

Mais autant que cette durée longue, immémoriale, de l’épopée, il y a aussi l’urgence du moment, non ?

NK : Très souvent, le cinéma arrive trop tard pour filmer les grands événements et la Jungle est, sans aucun doute, un des événements majeurs de notre temps. Avec les caméras d’aujourd’hui, le cinéma peut chercher une forme pour les raconter en même temps qu’ils ont lieu. Ce qui se joue dans la Jungle est puissamment moderne, cela a même quelque chose à voir avec la science-fiction, avec le monde qui arrive. Et nous filmions cette histoire au fur et à mesure qu’elle se déroulait devant nos yeux. On pensait parfois à Allemagne année zéro, Berlin express, qui avaient été tournés dans les ruines encore chaudes de la guerre. Il ne s’agissait pas de filmer des témoignages, de poser des questions pour obtenir des réponses. Mais de rencontrer ceux qui y vivaient sans savoir ce qui allait se passer, ni où le film allait. 

Elisabeth Perceval : Bien sûr, il y avait urgence. Mais Nicolas et moi, nous savions aussi que nous allions prendre le temps de rencontrer les gens. Les choses se passaient dans le présent. Et les prises de paroles se faisaient dans l’instant du film en train de se faire. Donc le présent ; mais pas comme le présent d’une actualité immédiate. Le présent comme ce qui est en train de se passer, ce qui est en train de se transformer. Et cette transformation, faite d’imprévus, d’initiatives constantes, de gestes quotidiens, affectait cette communauté en train de s’organiser.

Cette impression-là est très perceptible. « I don’t know », répète un des occupants de la Jungle. C’est l’incertitude qui prévalait ?

EP : Ce qui de l’extérieur apparaissait comme un désordre, était en fait une déconstruction de l’ordre imposé. Ils ne savaient pas de quoi demain allait être fait. Mais, en même temps, chaque jour, ils retentent de passer en Angleterre. J’ai envie de dire : fuir c’est faire fuir – et il y avait dans ces échappés quelque chose qui vient de très loin, du temps des esclaves et de l’histoire des marronnages. Un présent très contemporain, et un savoir, des gestes, des pratiques très anciennes. Par exemple, lorsque des gens quittaient la Jungle pour essayer de passer en Angleterre, ils rangeaient, fermaient leur petite maison, et confiaient leur clé à un ami. S’ils ne revenaient pas, la maison était à lui, et plus tard il ferait la même chose, la passerait à quelqu’un d’autre. Dans ce geste il y a quelque chose d’épique. Un temps immédiat qui se déplace à l’intérieur d’un temps très long. 

Le temps très contemporain, c’est aussi celui de la technique. A travers leurs portables, les habitants de la Jungle se filment, se racontent. Ils se substituaient à vous, d’une certaine façon ?

EP : Bien souvent c’est eux qui décidaient de la durée d’un plan. On peut dire que nous étions complices, avec eux, du film en train de se faire. Et pourtant nous n’avons compris leurs paroles qu’au moment du montage, quand on a fait traduire les rushs.

NK : Ils filmaient beaucoup de choses eux-mêmes avec leurs téléphones portables. Ils faisaient des repérages pour préparer leurs fuites. Mais Almaz, clairement, mettait elle-même en scène certaines séquences du film, depuis la vie. Lors de la dispute avec son amoureux, Dawitt, elle nous avait invités à dîner, la caméra était dans mon sac. Ils se disputaient vraiment. Et j’ai vite senti dans le corps d’Almaz, ce qu’on perçoit dans le corps des acteurs lorsqu’ils ont la grâce. J’ai commencé à tourner sans rien comprendre de ce qu’ils se disaient. Elle faisait elle-même la lumière avec sa torche électrique. Elle parle de nous qui sommes en train de filmer et fait basculer la scène avec Dawitt vers la comédie romantique, ça pourrait même être une sitcom. Ils jouent avec leurs valeurs, avec le réel, avec nous.

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Photo Laura Stevens