grand bal

« Prends flûte et luth, instruments de musique. / (…) Ne tâche plus qu’à t’ébattre et danser ». C’est l’appel pressant au plaisir de dame Sensualité dans un merveilleux poème d’Octovien de Saint-Gelais. Et, par-delà les siècles, ce pourrait être la ritournelle – entêtante, tout aussi irrésistible – du Grand Bal, nouveau chapitre de cet art poétique du documentaire que décline, de films en films, de Laetitia Carton. Si le terme « bal » évoque de façon réflexe des salamalecs surannés et guindés, ou une jovialité ringarde gros rouge/odeur de graillon, eh bien il est temps de mettre nos clichés au clou. Pas de mines compassées ou d’afféteries hors d’âge lors de ce Grand Bal de l’Europe qui, tous les étés, réunit les fervents des danses « trad » au beau milieu de l’Allier. Ni taxidermie, ni revendication politico-idéologiques douteuses sur le triste air des « racines ». Bien au contraire : ce que filme Laetitia Carton, c’est un geyser de corps et de vibrations. Une célébration éruptive qui, au son de mélodies et de rythmiques hypnotiques, ressuscite moins les bourrées et les tarentelles d’antan, qu’elle n’y puise une prodigieuse vitalité. La caméra est happée par la danse, le spectateur aussi – comme ces musiciens qui quittent leur estrade pour jouer au milieu de ceux dont ils scandent les mouvements. Fête des sens, de l’ouïe, du regard. Dame Sensualité est bien chez elle à mesure que s’enchaînent les plans, qu’une musique, et les pas qu’elle appelle, succède à une autre.

Si ces rituels collectifs sont réglés par tout un répertoire de pas et de gestes codifiés au fil du temps, celui-ci n’est que l’armature formelle. Moins un corset qu’un cadre, ou mieux encore une carte : celle d’un espace libre, toujours mouvant, dessiné par les pieds et les mains des danseurs. Un territoire qui ne connaît ni frontières ni murailles. Car à force de tournoyer, les mains et les bras se mêlent, les corps perdent, comme chez des Bacchantes pacifiques, leurs traits distinctifs, les danseurs ne forment plus qu’un gigantesque organisme frémissant, ondulant. Un grand corps aux cent yeux, aux cents oreilles. Fête des sens disait-on, oui, à telles enseignes que ceux-ci sont démultipliés. 

Et qu’ils continuent à résonner ailleurs que dans les corps ou les coeurs, dans un autre espace que, faute d’un terme moins aride ou plus dansant, on qualifiera de « politique ». Tant cet oubli de soi, cette façon de se laisser traverser, emporter, par le flux de ceux qui, avec et autour de vous, épousent les mêmes rythmes, a quelque chose de puissamment démocratique. Une façon d’abolir l’égo, ou plus exactement, de le faire participer à un dessein commun. Rien d’étonnant dès lors si autour du Grand Bal, tout ( hébergement, échanges de biens et de services, échanges de paroles aussi) revêt l’allure d’une communauté idéale. Une communauté dont l’argent serait proscrit, dont le seul objectif serait de réenchanter la vie, de conférer à tous ses instants ce quelque chose d’extatique qui irrigue le ressac des corps mus par la musique. Au point que même la cafétéria devient salle de danse, même le geste le plus banal (porter un plateau en plastique) devient figure, pas.