beaux joursNous avons besoin de Peter Handke. En quelques phrases, il nous entraîne dans un monde, immédiatement cohérent, fondamentalement mystérieux. Dès les premiers mots des Beaux Jours d’Aranjuez  le charme opère : on n’accepte ce jardin d’été, cet homme et cette femme qui se parlent sans que l’on sache d’où ils viennent. Comme on surprendrait Adam et Eve dans leur locus amoenus . La caméra de Wim Wenders sait rendre cet infini, par la fausse raideur de cadres fixes mis en relief par une 3D qui offre un jeu de perspective à un film qui serait sinon si théâtral. Le cinéaste allemand partage le talent d’hypnotiseur de son ami autrichien, leur collaboration porte le sceau de l’ange depuis Les Ailes du désir.  Près de trente ans après ce miracle, Berlin cède la place à Paris, et l’allemand au français, langue d’adoption pour l’écrivain, et d’amour pour le cinéaste qui l’utilise pour la première fois dans un film. Les quelques plans d’ouverture nous annoncent un Paris déserté, ensorcelé, un décor dont on se détourne. La caméra grimpe, parvient sur les hauteurs de la ville, et surprend un homme face à une machine à écrire, et à côté d’un juke-box. Les deux machines désuètes, dans leurs bruits familiers, viennent introduire les voix des amants, et bientôt le rock mélancolique cher à Wenders. Dans le jardin, Reda Kateb, hésitant inquisiteur, et Sophie Semin qui commence à raconter l’origine de son plaisir, et de son désir. Une première fois, enfant, dans un jardin d’été comme celui-ci, sur une balançoire. Une brusque conscience du corps, d’une fuite intérieure qu’elle poursuivra toute sa vie. Cette femme a eu beaucoup d’hommes, sans doute, reconnaît-elle, l’influence de son époque-la libération sexuelle- et l’effet de son tempérament. Kateb l’écoute, souffle coupé. A peine la relance-t-il, le tremblement de ses lèvres trahit son trouble. Comme le roi des Mille et Une Nuits , il assiste impuissant, anxieux, aux récits du plaisir de celle que, peut-être, il ne possédera plus. Qui est-elle ? Das Weib , la femme sans nom, mais pas sans corps ni parole, les deux étant ici liés. Comme le révèle Sophie Semin, sa voix, et son visage. Habituée aux textes de Handke au théâtre, elle a une sérénité exceptionnelle, comblant ses non-dits de sourires pudiques, et ses « aveux » les plus explicites de regards opaques. Rarement on n’a vu au cinéma de jeu aussi troublant ; elle maîtrise, à la Huppert, la moindre de ses expressions. Kateb à côté d’elle, tente, lui aussi, de raconter la joie d’une faim assouvie, lors d’un voyage à Aranjuez par exemple. Alors que ce dialogue s’égrène au cours de deux saisons, toujours sous le regard de l’homme à la machine à écrire, et sans quitter ce jardin qui se rafraîchit et s’assombrit doucement, intervient un quatrième personnage. Wenders au coeur de son film invite son autre partenaire et ami : Nick Cave au piano chante, mélancolique. Les Beaux Jours d’Aranjuez a la perfection d’un jour d’été.