les misérablesPeut-être avez-vous fait cette expérience édifiante : vous retrouver, un samedi de novembre ou de décembre 2018, devant BFM TV pendant les premières grandes manifestations des Gilets jaunes. Rappelez-vous : c’est le début de l’après-midi, les premiers incidents éclatent : ici on brûle une poubelle, là on balance un pavé, ici des gaz lacrymogènes enfument une rue. C’est alors, à la façon dont les journalistes et les commentateurs réagissent, à la manière dont leurs voix – malgré leurs propos concernés et indignés – commencent à vibrer, que quelque chose vous saute aux yeux et aux oreilles : au fond ils aimeraient que ça pète, inconsciemment ils désireraient que la violence la plus déchaînée éclate pour que BFM puisse montrer en direct des images chocs, des images vues nulle part ailleurs. 

Eh bien Les Misérables c’est précisément les images que les cameramen de BFM auraient adoré tourner, c’est les images que ses commentateurs auraient adoré gloser. Une bavure policière, un petit garçon noir tuméfié, les Frères Musulmans qui s’interposent entre les flics et les gamins des cités, vous imaginez la manne télévisuelle ? Attention, comprenez-moi bien, si je compare les images de BFM et le film de Ladj Ly, ce n’est nullement eu égard à la réalité décrite mais bien plutôt en vertu d’un même désir voyeur et morbide de montrer, à tout prix, des images chocs. En effet tout, dans Les Misérables, est là pour faire choc : la caméra en mouvement, la tension qui monte, la crudité des dialogues, le typage des personnages et des situations, les choix scénaristiques (c’est un policier noir qui commet la bavure, histoire de bien nous faire comprendre que la violence n’est pas le fruit du racisme mais du « système » qui pousse tout le monde à bout), la citation de Victor Hugo (oh misère !) qui clôt le film, etc. Bref, tout, dans Les Misérables, est là pour nous proposer une version 2019 de La Haine

En somme tous les outils cinématographiques ne servent ici qu’un seul objectif : réaliser « un film choc ». Comment la forme cinématographique ne souffrirait-elle pas d’une ambition aussi étriquée ? Eh bien cela ne rate pas : dès les premières minutes on est frappé par la platitude du style de Ladj Ly, par son indigence. Or pauvreté stylistique rime, on le sait bien, avec faiblesse du propos : dans Les Misérables, tous les problèmes que rencontrent les banlieues (qui, bien entendu, c’est devenu un cliché, fonctionnent comme une métaphore de la société dans sa globalité, comme son « âme damnée »), ainsi que la déchirure du tissu social français (que seul – non vous ne rêvez pas – le football réussit parfois, pendant un court instant de grâce, à raccommoder), doivent être imputés « au système » et « aux politiques ». Quel manque de complexité ! 

Mais le pire, dans toute cette histoire, est peut-être ailleurs : la logique de l’image choc est une logique contagieuse. Quand Les Misérables sortira sur vos écrans, le 20 novembre, je fais le pari que la grande majorité des médias traitera abondamment du film de Ladj Ly, effrayée à l’idée de rater le «grand film choc de l’année» (voire d’une génération), espérant proposer des sujets et des papiers aussi « chocs » que le film qui les a inspirés. On ouvre les paris ?