RODIN
Exposition 
Rodin, dessiner découper, musée Rodin, jusqu’au 24 février

Dire de Rodin que son oeuvre est un des moules de la modernité esthétique, c’est un truisme. Mais qui savait que cette modernité prenait aussi, chez lui, l’aspect fragile et artisanal des papiers découpés ? Qui savait que, troquant le ciseau de sculpteur pour l’humble lame de rasoir, il avait silhouetté et détouré tout un petit peuple de figures, rejoignant ainsi, dans une communauté de pratique, Matisse ? Et trouvant également une place inattendue dans la ramure de l’arbre généalogique du cubisme ? Pas grand-monde parmi les historiens de l’art, reconnaît avec une moue de frustration Sophie Biass-Fabiani, commissaire de cette expo qui nous invite à feuilleter les petits papiers de Rodin. 

Rien, pourtant, de « petit » dans ces oeuvres qui vont des masques découpés au moment de la création de La Porte de l’Enferau leitmotiv de la figure arquée, sans oublier de merveilleuses figures aquatiques, en apesanteur dans leur jus d’aquarelle. Tout au contraire : jamais sans doute la prodigieuse ambition démiurgique de Rodin n’est peut-être apparue de façon aussi manifeste que dans ce qui chez d’autres artistes relèverait du brouillon insignifiant, du caprice ou de la rognure d’atelier. Prenez ce papier découpé, conservé par Judith Cladel, amie et biographe du Maître, et qui a permis à l’inlassable détective de l’art qu’est Sophie Biass-Fabiani de confirmer la pratique du découpage en s’appuyant sur l’ancien montage du dessin. Figure bien en chair qui, pourtant, n’arbore aucun trait individuel, aucune caractéristique qui en ferait un personnage singulier, bien reconnaissable. Non, seulement ceci : la chair, et la silhouette que souligne la découpe. Comme si Rodin ne créait pas des hommes, mais l’Homme : un type primitif, quelque chose comme un premier jet de l’humanité. Rien d’étonnant si les papiers découpés qui inaugurent l’expo comprennent des masques – des visages stylisés, archétypiques. Rien d’étonnant non plus dans ces conditions si on lit, sur un de ces dessins érotiques (« érotiques et abstraites au point qu’on finit par ne plus les comprendre » commente Sophie Biass-Fabiani) où apparaît une figure cambrée le mot « chaos ». La pulsion fécondante, vitale de l’érotisme, le chaos qui a enfanté toute vie : Rodin dessine comme Dieu devait esquisser le monde. Et, dans cette perspective, on verra dans un très beau dessin, où on déchiffre le terme « résurrection », et où un corps en touche un autre pour le faire renaître, quelque chose comme un hommage lointain au geste de La Création d’Adam

En bon Créateur, avec un C majuscule, Rodin ne se contente pas de créer une figure : il la multiplie. D’où, par exemple, un chapelet de variations autour d’une figure arquée. D’où surtout ses travaux d’assemblage à partir des figures découpées. Ainsin introduit-il un personnage arqué découpé dans des dessins de couples, figure dont il varie l’orientation. Comme pour essayer la meilleure posture, comme pour créer la meilleure combinaison. Il y a quelque chose d’enfantin là-dedans, une façon de jouer avec un personnage comme une poupée, ou une figurine, à qui on ferait répéter des scènes. Mais les dieux sont toujours de grands enfants…