Le visage assez lisse, pâle, le corps longiligne, les vêtements rocks d’Olivier Assayas ; son apparence n’est pas trompeuse : notre homme de 57 ans aujourd’hui se tenant face à nous pour une interview dans les bureaux modernes, tristes et glacés de MK2 n’en a pas fini avec son adolescence. Il y a quelque chose de fantastique, de wildien, à le voir d’allure et de physique, si jeune, lui, né en 1955. Comment le physique d’un artiste peut-il tant adhérer à l’univers développé, quasiment film après film, filmographie tournant quasi obsessionnellement autour de la jeunesse ? Avec qui ce monomane a-t-il bien pu signer un pacte si étrange, de ressembler à ce point à ce qui l’anime ?
Dans le silence de la pièce, je scrute ses mains longues et pointues, griffonant sur un bout de papier les films et livres fétiches qu’on lui a demandé de choisir. Et repense à ses premiers films, Désordre, L’enfant de l’hiver, L’eau froide (1994), films de jeunesse sur la jeunesse, ses atermoiements du coeur, cet esprit de groupe propre à cet âge, ses radicalités libertaires, son chaos permanent ou presque, sa musique au centre de sa vie, sa violence des sentiments, son insouciante folie. Ces films captent ces états d’âme, ces états de fait avec une allégresse et une gravité propre au réalisateur. On badine et on se noie. Je pense à une citation de Novalis qui me suit depuis longtemps et qui sied bien aux meilleurs des films d’Assayas : « Dans toute poésie, il faut que le chaos transparaisse sur le voile pourtant régulier de l’ordre ».
 Pourtant son dernier film, Après Mai, commence du côté du voile régulier de l’ordre, comme un film d’homme vieilli, au sens un peu trop sûr de lui. Souverain, il avance pas à pas, presque empesé, sûr de son fait, avec le passage en revue obligatoire des signifiants habituels de Mai 68 : plan sur vinyles, scènes de taguage de l’école, premiers joints, premiers acides, plans sur jeunes corps libérés des inhibitions supposées de l’ancien monde, scènes d’AG . Tous les attendus de cette période sont là, vus et revus 1000 fois, au moins en documentaires. Au bout de quarante-cinq minutes de film catalogue dévitalisé, disons-le, fade, la déception est là. Assayas serait-il devenu gâteux ? nous avait un peu effrayé par son côté magistral, un peu trop frontal avec l’Histoire à notre goût, enfoncerait-il le clou en ce sens ? Heureusement, la deuxième partie du film, où le réalisateur se concentre sur son désengagement politique en faveur de son art, est réussie. Voyez cette longue scène sublime de fête (réécriture de L’eau froide), incandescente, incantatoire, romantique, chimérique et extrême. On retrouve là, la grâce d’Assayas, l’inspiration revenue, filmant en quelques plans séquences cette léthargie fébrilement joyeuse propre à cet âge. Sa poésie revient. Voyez cette scène loufoque, drôle, impertinente où Gilles, le personnage principal, se retrouve sur un plateau de cinéma comme assistant, où l’on tourne un film bis avec des crocodiles et des nazis. Là, le Assayas joueur pointe le bout de son nez, on imagine le réalisateur comme un enfant content de sa farce ! Le film, par ces scènes et quelques autres, en sort finalement étincelant, revigoré.
Au bout de deux heures trente d’entretien où Assayas fut très disert, ni lui, ni Damien Aubel (mon collègue), ni moi-même ne semblons fatigués, alors que nous en ressortons habituellement vidés de toutes forces. Là, rien ! Le temps n’avait pas l’air de passer. Avions-nous vu réellement le réalisateur s’appelant Olivier Assayas ? Heureusement, la photo l’atteste. Atmosphère fantomatique. Je me pose une dernière question : les fantômes vieillissent-ils ? Mystère. Mystère d’un homme sans âge. Vieux et jeune à la fois. Sûrement comme tout le monde.