les épouvantailsDepuis septembre dernier et leur projection à la Mostra de Venise, deux films tunisiens multiplient les passages en festival ainsi que les réactions laudatives : Le Fils de Mehdi Barsaoui  et Les Epouvantails  de Nouri Bouzid. Du premier nous vous parlerons bientôt puisque Jour2fête le sort le 11 mars sur les écrans français. Du second – qu’après Venise on a pu voir au Festival International  du Film du Caire, au Panorama des Cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient, au Cinemed de Montpellier, au Festival de Carthage, –  je vous dirai quelques mots en espérant qu’un distributeur français prendra rapidement l’initiative de le faire venir dans nos salles. Car Les Epouvantails, le nouveau long-métrage de Nouri Bouzid (L’Homme de cendres, Poupées d’argile, Millefeuille),  est un film aussi important par son sujet que somptueux par sa forme. 

L’action se déroule en janvier 2014 en Tunisie. Zina et Joe reviennent du front syrien où elles ont été séquestrées et violées. Hormis quelques bonnes volontés  (une avocate, une docteur, un homosexuel) qui tentent de les aider elles rencontrent partout la méfiance, voire le dégoût car on les soupçonne de s’être livrées au « jihad sexuel », c’est-à-dire de s’être données de bon coeur – avec un odieux mélange de concupiscence et de fanatisme –  à la concupiscence des jihadistes.  Désormais plongées dans l’obscurité du trauma et du délaissement,  ces deux jeunes femmes se cognent  sans cesse aux murs de leur solitude. Elles étouffent, s’agitent dans le noir, à la recherche d’un peu d’oxygène, d’un peu d’oubli, d’un inespéré regain de dignité.

Et nous, spectateurs, et bien nous les accompagnons pas à pas ; nous respirons l’air même de leur déroute; nous voudrions leur tendre une main secourable ; nous aimerions les serrer contre notre coeur.  C’est que la  remarquable direction d’acteurs et la mise en scène inspirée et vibrante de Nouri Bouzid réussissent à nous les rendre proches, très intimement et douloureusement proches. Et si nous partageons à ce point l’intimité chahutée de Zina et  de Joe, c’est qu’elle sont essentiellement filmées en gros plan ou en plan serrés par la caméra empathique et frémissante d’un réalisateur qui nous met dans une espèce d’état d’alerte constant. Alerte à quoi ? Eh bien à tout : à chaque expression des visages, à chaque détail de l’ameublement ou de l’architecture, à chaque objet de la vie quotidienne, à chaque frémissement de la lumière. A chaque palpitation de la couleur car Bouzid est un coloriste qui a l’art de faire vibrer des taches de couleur dans un cadre majoritairement sombre ; vibrations colorées qui traduisent et accompagnent la vibration écorchée des âmes. Pourquoi alerter ainsi le regard ? Parce que ces physionomies, ces meubles, ces choses, ces couleurs sont autant des bouées de secours auxquels s’accrochent éperdument le regard des deux protagonistes.  Parce que ces choses qu’elles avisent si intensément sont comme des questions posées à l’existence. Mais aussi des raisons de se battre. Un manière en tout cas d’être au monde, malgré tout. Et à perdre haleine. 

Peut-on espérer un futur pour elles, ainsi que pour celles qui leur ressemble ? Peut-on espérer que Zina coure vers un lieu où elle trouverait un refuge, vers un avenir meilleur ? Rien de moins sûr…. Mais ce qui compte avant tout, ce qui compte maintenant c’est de connaître ces jeunes femmes, de connaître leur destin. Et d’être passionnément avec elle. Bouzid l’a compris, lui qui nous offre avec Les Epouvantails un vibrant témoignage sur l’hiver islamiste qui, en Tunisie, a suivi le printemps arabe.