rire madameLa madame Lin du titre n’est jamais là. Non que cette vieille paysanne chinoise soit inexistante : bien au contraire, l’actrice qui lui prête ses traits, son casque de cheveux argentés coupés court, sa silhouette trapue, lui confère une insistante présence, comme une façon d’exprimer, physiquement un refus entêté de mourir, de disparaître. Pourtant, madame Lin n’est jamais là. Entendez par là que Zhang Tao, dont c’est le premier long métrage, vu cette année à Cannes à l’ACID, démontre une étonnante intelligence de la composition, tant son héroïne est presque toujours séparée des autres membres de sa famille par un élément spatial. Rôle des portes, des embrasures, de ces cadres à l’intérieur du cadre. Comme si madame Lin était de l’autre côté, se tenait dans l’envers du décor. Comme si elle renversait le point de vue des autres personnages, les regardait et les jaugeait eux qui, justement, parlent d’elle et la jugent.

Car le renversement est la figure-clef du film. Renversement de l’ordre familial traditionnel, cru à tort immuable. L’histoire de madame Lin, c’est celle d’une vieille dame que sa famille ne peut plus, ne veut plus, garder auprès d’elle. Les uns et les autres se la refilent comme un paquet encombrant, en attendant qu’une place se libère à l’hospice. Le respect dû à l’âge, la structure domestique multigénérationnelle s’effritent. Le risque aurait été grand, pour Zhang Tao, de donner dans le film à sujet de société, de tourner un simple constat documentaire maquillé en fiction. Mais, et cette fois il faut saluer l’intelligence narrative de Zhang Tao, il troue son récit de suffisamment d’ellipses, lui fait emprunter suffisamment de bifurcations, pour renverser l’aspect programmatique et instiller du romanesque dans le sociologique. Arrestation d’un petit-fils de la vieille dame ; mort d’un beau-fils, chauffeur routier ; vignettes de la vie, urbaine ou paysanne, de chacun des foyers familiaux où est trimballée la vieille dame : Le Rire de Madame Lin, qu’on aurait pu croire sec, aride, comme ses couleurs grisailles est au contraire fécond en péripéties.

Autre écueil : le misérabilisme. Là encore, Zhang Tao renverse magistralement la situation. Certes, madame Lin a tous les attributs de la victime impitoyablement broyée par les mutations sociales, et livrée à l’irréparable outrage des ans. Elle fait une chute, a une attaque, on moque sa dévotion bouddhique, elle est en trop, une moins que rien. Elle est tout en bas de l’échelle sociale, familiale, pour prendre une métaphore spatiale, que Zhang Tao, cinéaste, justement, de l’espace, ne désavouerait sans doute pas. Mais voici que les choses s’inversent : l’opprimée devient une vengeresse. Un rire nerveux, irrésistible, prend la vieille dame aux moments les moins indiqués, lors d’un dîner où on pleure un disparu, par exemple. Mais qu’importe le diagnostic médical de ce rire. Ce qui compte, c’est que sa dérision terrible rétablit l’équilibre. Remet les choses à l’endroit : c’est au tour de la vieille dame, humiliée, d’humilier les autres. Par son rire irrépressible, qui semble tout railler.