misanthropeJe fais partie de ceux qui tiennent Le Misanthrope pour un des plus beaux textes du monde,  et pourtant j’ai toujours été déçu par les adaptations que j’ai vues de cette pièce de Molière. En effet soit la mise en scène exagérait le caractère ridicule d’Alceste et je ne reconnaissais plus un personnage qui certes est parfois grotesque  mais dans lequel je ne peux m’empêcher de voir un frère.  Soit elle en accentuait la dimension spleenétique (la pièce, après tout, a pour sous-titre « l’atrabilaire amoureux ») et la tirait vers quelque chose d’artificiellement et pompeusement romantique. Et alors, pareil, je ne retrouvais plus mon Alceste, avec ses défauts et ses aberrantes exagérations (dont il faut pouvoir rire comme on se moque de soi-même). Et bien Alain Françon m’a enfin  donné mon Misanthrope ! Il m’a, enfin, permis de trouver l’âme soeur que, depuis si longtemps, les pages de Molière me promettaient mais que ses incarnations scéniques me dérobaient.  Sur les planches de l’Espace Cardin en effet, Gilles Privat rend justice à l’incroyable complexité d’Alceste.
La grande réussite de cette adaptation tient en partie à ce qu’elle parvient à faire résonner le texte de Molière avec notre présent, mais sans forcer le trait, sans pédagogie lourdingue.  Françon n’a – heureusement – pas choisi de situer l’action dans un Starbucks (ou un bar lounge) où les personnages échangeraient par SMS ou par Snapchat ! Non, la transposition est plus subtile que cela. Le décor signé Jacques Chabel  –  qui débouche sur une forêt enneigée – entretient l’indécision sur l’époque. Certes les petits marquis qui courtisent Célimène ont un air de famille avec les néo- punks du Marais qui font  leur shopping à Zadig et Voltaire, mais la digne Arsinoé ( vibrante et magnifique Dominique Valadié !) ne dépareillerait pas dans un drame de Tchékhov et le dérisoire Oronte dans un vaudeville de Feydeau.  Une telle indétermination temporelle – plus que tout didactisme – nous fait sentir à quel point la société de cour brocardée par Molière a, hélas,  des traits communs avec la nôtre. Ne vivons-nous pas toujours dans un monde  où chacune s’emploie constamment à faire sa propre publicité ? Et où tous flattent ceux dont les bonnes grâces permettraient peut-être d’obtenir quelques avantages ?
Autre réussite : Françon et ses acteurs défendent fort bien l’alexandrin. En effet, il est souvent ardu de se débrouiller avec la métrique classique. Soit on dit le texte avec trop d’application et  la parole des personnages, semblant raide et forcée, ne coule pas naturellement. Soit on cherche à « déstructurer » la versification, on la mâche, mais alors le texte perd à la fois son éloquence et sa grâce. Ici, le texte de Molière est dit clairement mais avec un débit assez rapide, ce qui confère à chacune des tirades un manière d’urgence vitale. Une urgence vitale qui fait que celles-ci nous touchent au coeur. Et qu’elles laissent en nous une empreinte profonde qui nous conforte dans le sentiment que, décidemment, nous n’en aurons jamais fini avec Le Misanthrope.