hackerEtant donnée la réception critique et publique de Hacker aux États-Unis, on pourrait croire que le film donne raison aux détracteurs de Michael Mann qui, depuis quelques décennies, le soupçonnent d’être un faussaire grimé en délicat orfèvre du numérique. Un formaliste creux dont la virtuosité graphique dissimulerait une réflexion incohérente. L’impératif, avec le réalisateur du Solitaire, consisterait à ne pas prendre trop vite de somptueuses vessies pour des lanternes conceptuelles. Hacker a tout pour agacer : sous le vernis clinquant de l’habituelle et splendide image HD, avec ses cités nocturnes illuminées, se niche un récit gras et invraisemblable, sorte de jeu mondialisé du gros matou et du rat. Un hacker aussi musclé que malin (Chris Hemsworth) traque à travers le monde un dangereux cyberterroriste qui utilise le code informatique qu’il a inventé pour faire sauter des réacteurs atomiques et changer les cours de la bourse. Des États-Unis à l’Indonésie en passant par Hong Kong, l’un pourchasse l’autre dans la matrice informatique. Sans réelles surprises jusqu’au gunfight final, le film avance de façon très linéaire et fluide : des agents tapent, scrutent et interprètent des chiffres incompréhensibles pour progresser dans leur enquête. Entre deux séquences jargonneuses surgissent des scènes d’action musclées dont une fusillade aussi interminable que magnifique. Dans le feu nourri de tirs croisés fluorescents, agents et terroristes se confondent. Des deux côtés, les soldats en noir se dissimulent derrière des colonnes en ruine, des murs défraîchis. Des images qui rappellent Bagdad ou l’Afghanistan. La caméra les traque, les filme sous diverses textures d’images, dans tous les sens et sous tous les angles. On croirait un reportage télé chorégraphié à la manière d’un film d’action asiatique. Ces séquences virtuoses sont impossibles à lire : on ne voit rien dans ce chaos de cadres hétérogènes et d’angles morts monté à toute vitesse. Seule donnée assimilable pour le spectateur : le sang gicle, les morts s’entassent. Le film d’espionnage informatique, abstrait à souhait, est aussi un film de guerre brutal. Ce qui étonne dans Hacker, c’est l’inventivité de Mann, la façon dont il rend tangible toute idée abstraite pour montrer les conséquences concrètes de la bataille rangée que se livrent le numérique et l’analogique. Quand un corps tombe, il s’écroule dans un fracas assourdissant comme le choc provoqué par la rencontre entre les plaques tectoniques des mondes virtuel et organique. Quand un homme meurt chez Mann, la terre entière tremble. Hacker est à la fois cosmique et terrien, à l’image de cette vue du ciel d’une ville la nuit qui, par la grâce d’un raccord, se transforme en galaxie puis en simple circuit imprimé. Interstellaire, le film débute par un voyage en caméra embarquée, à la façon du final de 2001 de Kubrick, dans le cyberespace, aux confins du nôtre. Sauf que l’infiniment petit n’a rien d’abstrait pour Mann. Au contraire, ses paysages sont constitués de grosses ampoules, de boutons multicolores et de très gros câbles en caoutchouc. À chaque donnée numérique, Mann associe une figure matérielle. Le programme informatique pirate apparaît sous la forme d’une diode rouge. Ces transformations se révèlent souvent amusantes, laissant affleurer un sens de l’humour qu’on ne connaissait pas à l’auteur de Heat. Le « fantôme » invisible est en fait un adipeux mammifère poilu. Son hacker supra intelligent, un Musclor raide et inexpressif. Mann rend le monde chiffré aussi tangible que ridicule. Son scénario informatique imbitable, il le transforme en action movie potache des années quatre-vingt-dix numérisé, mélange des Carpenter avec Kurt Russell et des films de Paul Greengrass. Ce monde, effrayant à force d’être indéchiffrable, Mann se donne les moyens par l’humour de le démystifier. Ultime paradoxe qui en fait le prix : c’est avec ce film lourd et violent que le cinéaste révèle toute sa légèreté.