batardQu’est-ce que c’est que ce Périclès, Prince de Tyr, « romance » en cinq actes de William Shakespeare, dont jamais les manuels ne parlent ? Une pièce un peu bâtarde en vérité, à qui l’histoire littéraire a flanqué deux papas : le grand William n’en aurait écrit que la fin, laissant le début à un certain George Wilkins, dramaturge à ses heures, aubergiste de son état et peut-être même maquereau. A dire vrai, on n’en sait pas grand-chose, et cette double paternité pourrait tenir au fait que les deux premiers actes de Périclès furent jugés si mauvais qu’on n’osa pas les attribuer à Shakespeare. 

Un blason littéraire si peu honorable n’incite pas à la révérence, et c’est sans doute tant mieux. Declan Donnellan n’a pas hésité à couper dans le lard, accélérant considérablement l’amorce, gommant le personnage du narrateur et ses introductions un peu pompeuses, pour faire de Périclès une aventure enlevée, haletante, drolatique. 

Au début de cette représentation au Théâtre des Gémeaux, on est un peu perdu devant ces comédiens qui passent d’un personnage à l’autre, mais on ne tarde pas à se laisser embarquer dans cette trépidante épopée. Car Périclès, ici, n’est pas le stratège athénien, mais un petit prince du Levant, fils d’Ulysse et du picaro espagnol, embarqué dans un périlleux voyage. Chassé d’Antioche par un tyran incestueux, Périclès doit braver la colère des flots, perdre sa femme puis sa fille, qu’il croit toutes les deux mortes alors qu’elles ont miraculeusement survécu. Il lui faudra errer longtemps avant de retrouver leur trace, par un hasard aussi arbitraire que celui qui les avait éloignées de lui. Sur ce chemin semé d’embûches, on croisera des tournois de chevaliers, une marâtre jalouse, un tenancier de bordel au bord de la faillite. 

Donnellan réussit la double prouesse de faire tenir tout cela dans un décor unique et d’emporter l’adhésion du spectateur à cet enchaînement de péripéties abracadabrantes. La scène est plantée dans une chambre d’hôpital, où se trouve le lit de douleur d’un Périclès vieillissant, rendu malade par la solitude. Entre ces murs très bleus se déploie toute l’immensité de la mer, où surgissent comme par magie pêcheurs, pirates et spadassins. Il y a du bel ouvrage dans cette dramaturgie, qui repose sur un véritable travail de montage. De scène en scène, de Pentapolis à Mytilène, jouant à fond du caractère méconnu du texte, la romance devient un véritable roman à suspense, tirant vers la comédie et le conte. 

On aurait tort, d’ailleurs, de ne voir dans le texte de Shakespeare qu’une bluette mineure, ou une suite artificielle d’aventures. La lecture qu’en fait Donnellan place au coeur de la pièce la question du hasard, teintée d’une infinie mélancolie. Shakespeare dresse le tableau d’un monde de frustrations et de vices, où joies et peines ne tiennent qu’aux caprices de la fortune. Périclès, magnifiquement porté par l’interprétation de Christophe Grégoire, est un drôle de prince, pas grandiose pour deux sous. Un pauvre hère, qui se laisse mourir de chagrin. Et soudain, dans les toutes dernières scènes, l’on comprend où devaient nous mener tous ces accidents cruels. A mille lieux de la convention théâtrale, la scène des retrouvailles finales se vit comme un petit miracle. Elle dit la pure et simple joie de la reconnaissance, ce plaisir charnel qui ne peut se communiquer que dans le spectacle vivant : serrer tout contre soi un corps que l’on croyait perdu à jamais.