Les romanciers français méprisent très souvent la critique. Ils ne le disent pas trop parce qu’ils en ont besoin. Mais ils la trouvent vulgaire et pensent que les critiques sont des écrivains refoulés (je laisse ce débat aux spécialistes). Le romancier Daniel Mendelsohn pense au contraire que la critique est un métier digne – c’est un des plus vieux métiers du monde avec la prostitution – il en a d’ailleurs fait un de ses métiers, qui lui a valu en 2006 le National Book Critics Circle Award.

Daniel Mendelsohn donc, revient après son magnifique essai autobiographique Les Disparus, après L’Étreinte fugitive qui avait fait la couverture de Transfuge il y a deux ans, avec Si Beau, si fragile, un recueil de ses meilleures critiques, de cinéma et de littérature, écrites dans les prestigieux New Yorker et New York Review of Books. Pourquoi ce livre de Mendelsohn est-il si précieux aujourd’hui ? Tout simplement parce qu’il rappelle en ces temps de confusion ce qu’est une critique. En ces temps où le babillage règne plus que jamais en maître, redéfinir ce que doit être un jugement sur l’art ne peut être, pour nous, journalistes, que salutaire. D’autant plus salutaire que la crise de la critique prend des proportions ahurissantes en France : raccourcissement des articles de la presse dite sérieuse alors qu’ils restent extrêmement fouillés en Allemagne par exemple, et babillage radio et télé incessant. Ce processus catastrophique s’est évidemment accéléré depuis qu’Internet s’est invité au grand bal du bavardage. On me vend chaque année des centaines d’artistes, entre les mass media et Internet, sans me dire jamais en quoi ils sont grands. Jamais au grand jamais ! C’est ça le babillage ! Un peu d’histoire, un thème intéressant et c’est bouclé ! Derrière ce babillage qui règne en maître, c’est, me semble-t-il, la passion égalitaire qui a vaincu, c’est-à-dire cette haine de la hiérarchie, si américaine, qui s’est installée.

Daniel Mendelsohn rappelle le principe même de la critique sérieuse, qui est par essence, antidémocratique : c’est l’exclusion, c’est la hiérarchie, c’est la question angoissante, difficile, obsédante, interminable, toujours mouvante, de la grandeur ou non, d’une oeuvre. Répondre à cette question est le travail d’une vie, ce sont des heures et des heures à ne penser qu’à ça, et passe par des étapes qu’on appelle des articles de 40 000 signes (format moyen des articles de la New York Review of Books), sans oublier méthode et discipline stricte. Roland Barthes appelait ça la lecture appliquée, cette lecture «qui ne passe rien, (…) qui pèse, colle au texte», nécessitant lenteur et concentration, deux qualités qui sont aux antipodes du fonctionnement de notre société, qui ne jure que par la rapidité, le spectacle, l’éphémère, et qui se fout de ce qui n’est pas fun.

Cette critique sérieuse qu’oppose Mendelsohn au babillage assourdissant de notre époque ne signifie pas pour autant qu’il y fait une quête de vérité absolue. Il ne recherche pas Dieu dans l’art. Non, dit Mendelsohn, je dis «JE» car j’assume la part de subjectivité dans le jugement que je porte sur une oeuvre. Non, dit Mendelsohn, il n’y a pas de vérité absolue, mon goût est sûr mais incertain. Sagesse de l’incertitude, écrivait Kundera. Je n’ai pas aimé Volver d’Almodovar. Peu après, je révise mon jugement : enthousiasme, écrit-il. Il n’est pas seul, de ceux qui cherchent la grandeur dans l’art, à confesser ce tremblement qui accompagne toujours le jugement. George Steiner à la fin de sa vie, avoue avoir «erré», en tant que juif bien sûr, mais aussi comme critique. Dans ces pages même de Transfuge, le vieux critique américain Harold Bloom, qui n’eut d’obsession que de déterminer qui en littérature doit ou ne doit pas entrer dans le canon occidental (précisons que Céline n’y est pas, si si je vous assure…) explique que dans les années 80, il était persuadé que Kundera devait entrer dans le panthéon que lui-même avait constitué, aux côtés de Dante, Goethe, Montaigne, Proust… Rien que ça ! Et, en 2002, après relecture, il se dédit et désigne finalement Kundera comme «une curiosité d’époque».

Ne confondant cependant pas incertitude et relativisme. Là encore, Mendelsohn est sur un fil, et a l’audace, lui qui est un spécialiste de tragédie grecque, de s’attaquer à la pop culture. Mais il ne concède rien. S’il réfléchit au Kill Bill de Tarantino, s’il peut trouver des qualités au film, la mode tarantinienne ne l’atteint pas. Et reste inflexible sur ses critères de critiques : qu’est-ce que ça dit sur le monde ? Rien, lui semble-t-il. Inflexible donc, il pense que Tarantino n’est pas un grand réalisateur. Il évite cet écueil du relativisme qui fait des ravages chez nous, et j’ai deux exemples récents pour ça. En littérature, je suis effaré d’entendre de plus en plus au sein des critiques professionnels qu’Amélie Nothomb est finalement un bon écrivain (je ne donnerai pas de noms). En cinéma, on a pu voir sur une des dernières couvertures des Inrockuptibles Éric et Ramzy. Je veux bien, c’est vrai, ils ont de l’humour. Mais le film n’a aucune valeur artistique. Ce sont les mêmes qui encensent, à juste titre, la dernière Palme d’or, Apichatpong Weerasethakul. Comment dans un même magazine peut-on faire une couverture sur l’un et sur l’autre ? Dégringolade ! Catastrophe du relativisme ambiant !

Mais pour être sincère, il y a pour moi – et je suis sûr que Daniel Mendelsohn partage mon avis – une critique suprême, ce sont ces fictions qui vous expliquent comme aucun autre texte d’autres fictions : qui a mieux compris Homère que Virgile ? Qui a mieux compris Virgile que Dante ? Qui a mieux compris Madame Bovary qu’Anna Karénine ? L’art, mieux que tous les commentaires, reste le meilleur moyen de comprendre l’art. •