deramLe Djibouti de Pierre Deram, c’est un “superbe et terrifiant pays”, ville des confins, “citadelle de feu” où tous les contraires semblent s’être donné rendez-vous: origine et bout du monde, lieu de perdition et de révélation, sécheresse absolue et pluie soudainement diluvienne, ville de grande solitude et d’empathie désespérée. Là-bas, c’est tous les jours l’apocalypse, à tous les sens du terme: la catastrophe est imminente et les mortels se dévoilent dans toute leur fragilité. Ce ne sera donc ni un récit de voyage pour lecteur en manque d’exotisme, ni un hommage à un pays fascinant – même si certaines pages lyriques rappellent le jeune Camus de Noces quand il s’agit d’évoquer l’incandescence d’une terre livrée au soleil.

Ce qui passionne l’auteur, ce qu’il va fouiller au long de six brefs et denses chapitres, c’est la mélancolie lancinante qui habite les déclassés de cette ville de légionnaires et de prostituées. En suivant l’ultime déambulation nocturne de Markus, lieutenant sur le départ, et les souvenirs épars de ses compagnons d’infortune, on croisera des ivrognes, des bagarreurs, des amantes boudeuses, mais aussi et surtout des âmes perdues, conscientes de frôler l’abîme, nostalgiques d’un Éden imaginaire, d’une enfance rêvée, en quête d’une fraternité douloureuse. Derrière les garçons rustres qui surjouent la virilité se dissimulent des « princes déracinés errant sans royaume à travers le monde». Là où l’on croyait voir des brutes, on découvre les frères spirituels des Conquistadors d’Éric Vuillard. Entre deux sommeils enivrés, entre deuxfornications brutales, tendres et tristes, les légionnaires de Djibouti se mettent à parler comme des livres des temps anciens, s’interrogent gravement sur le sens de leur déréliction, sur« ce long et douloureux chaos» qu’est !’Histoire de l’univers.

Pierre Deram a ainsi plus d’une corde à son arc, et il le montre – parfois de manière ostentatoire, comme lorsqu’il concentre six mois de souvenirs dans une phrase de quarante lignes, sorte de phrase totale dont la beauté est altérée par l’artifice de l’exercice de style. Ce qui restera plus sûrement gravé dans la mémoire du lecteur, ce sont les innombrables fulgurances poétiques qui transfigurent le quotidien le plus sordide, prenant au sérieux le principe baudelairien « le beau est toujours bizarre»:« Des mouches en grand nombre avaient tressé autour de leurs têtes des couronnes bleues et vertes, des auréoles lugubres.» De même, des scènes troublantes jalonnent le récit, au premier abord anodines, mais dont l’intensité tragique se précise peu à peu. Des scènes aussi étonnantes et burlesques que peut l’être l’enterrement sous la pluie battante du petit Snoopy, le chien tué par un serpent, ou crispantes comme le long combat à coups de tête de deux malheureux aux yeux bandés, sinistre« jeu » de soirée où affleure la pulsion de mort. Ces fragments de vie dérisoires acquièrent sous la plume de Pierre Deram une solennité et une humanité d’une rare puissance. 

Djibouti
Pierre Deram
Buchet/Chastel