jacksonUne petite foule bigarrée d’auditeurs, tout ouïe, braque ses regards sur une tribune en plein air. L’oratrice parle au nom de « Make Queens Safer », un de ces innombrables groupes citoyens sur lesquels s’attardera la caméra de Frederick Wiseman sur plus de trois heures d’une chronique urbaine à la fois méticuleuse (discours, postures, lieux, tout est circonscrit par des cadrages aussi amples que précis) et composite (rien de ce qui est humain dans Jackson Heights, ce quartier-melting-pot du Queens, n’échappe à Wiseman). La porte-parole de l’association aligne données et faits concrets, se félicite de la résorption des accidents de la circulation. Rien de monotone là-dedans : Wiseman sait rythmer son matériau visuel, l’entrecouper de plans secondaires, changer d’échelle. Voici qu’il isole un membre de l’assistance – un homme en costume, les yeux rivés sur son portable. A-t-il conscience soudain d’être dévisagé ? Toujours est-il que, comme pris en flagrant délit d’inattention, il repose son téléphone. Microséquence qui, entre les mains d’autres documentaristes, aurait fini parmi les chutes de la salle de montage. Mais tout le cinéma de Wiseman – on se rappellera le tout récent Berkeley  – consiste à affiner un art du dosage que seuls ses films à la durée-monstre semblent permettre.

Il s’agit certes d’inscrire dans la durée étirée de ses plans des enjeux « politiques », pour peu qu’on restitue au terme son sens originel de vie de la Cité. Prise en main, comme lors de cette scène, des questions de sécurité par des organismes locaux ; débat parmi des gays du troisième âge sur le choix d’un lieu de réunion ; centre d’aide aux immigrants latinos, qui semblent constituer la plus grande proportion de la population du quartier ; bureaux du conseiller municipal Daniel Dromm où les coups de fil des habitants et les réponses des employés forment une partition à la fois répétitive et dense… Wiseman montre moins des moments que des processus dans la démocratie telle qu’elle s’exerce au quotidien dans ce quartier de New York : des états transitoires qui précèdent les prises de décision et où la pensée et les mots, encore informes, se cherchent. Mais In Jackson Heights  furète aussi à la périphérie de la vie communautaire, dans les marges où se tient l’inaperçu. Gros plan sur un étal de fleuriste ou sur une marée cramoisie de tomates. Escapades flâneuses de la caméra qui délaisse un instant les paroles pour se laisser envahir par le mouvement de la circulation. Et l’oeil du spectateur, mis en confiance par la durée des plans, s’apaise. Apprend à se détourner du centre présumé de telle ou telle scène, à ne plus voir seulement, par exemple, ces deux Latinos qui évoquent la hausse des loyers, mais à papillonner. À s’arrêter, tiens pourquoi pas, sur la vitrine du frigo, à l’arrière-plan, avec ses canettes. Il y a un côté Perec chez Wiseman, une façon de rendre sensibles les gens, comme les choses.