samantha HarveyLe roman philosophique de Samantha Harvey met en scène un enseignant charismatique qui a fait sien le précepte socratique «Connais-toi toi-même». Récit d’une dérive où la soif de sens engendre le pire.

Samantha Harvey est une jeune romancière qui aime les sujets démodés. Antisexy. La Mémoire égarée, son cathartique premier roman, explorait le détricotage de l’esprit humain par la maladie d’Alzheimer. Un thème accessible à tous, mais qu’elle avait traité dans ses dimensions philosophiques, ne succombant que par touches délicates aux sirènes du pathos. La Vérité sur William pose une autre question, courageuse et essentielle. Celle de la possibilité d’une morale aujourd’hui. Le roman met en scène deux frères. Leonard, le plus jeune, qui apparaît au départ comme le double zéro de la famille : enseignant frustré, récemment quitté par sa petite copine et quasi SDF, il s’échoue chez son frère à Londres. Et William, l’aîné, qui a l’air plus sérieux. Marié et père de trois garçons, universitaire charismatique, il est un fervent croyant. Sa seule excentricité est son obsession de la connaissance de soi, « unique et véritable source de la liberté ». « Il aime la terre, les étoiles, Dieu et tout ce qui est fiable, écrit Harvey, tout ce qui n’abandonne ni ne trahit. » Il y a longtemps, il a embrassé l’anarchisme, mais il est fier d’avoir servi son pays dans la guerre des Malouines. Sa révolte contre les normes morales de l’époque est sûre d’elle, lente, réfléchie, et à la fois enragée : quelque chose cloche. Au fil des pages, son discours se durcit. Notamment lors des débats qu’il organise dans des cafés désaffectés, devant d’anciens étudiants dont « il allume une petite lumière dans l’esprit ». Et puis il y a ces transes, chroniques, qui l’ont à plusieurs reprises mené à l’HP. Finalement, Willliam n’est pas si équilibré. A force de sonder et de professer son ignorance et celle des hommes, il glisse doucement de l’humilité à l’arrogance, sous les yeux impuissants de Kathy, épouse silencieuse, concassée sous le poids des tâches domestiques.

Autiste, génie de la pensée libre, Socrate moderne ou même le Christ ressuscité. On hésite. Comme Leonard, on peine à découvrir « la vérité sur William ». Jusqu’au jour où Stephen, l’un de ses disciples fanatiques, applique à la lettre les préceptes de son gourou. Les faits sont graves, symboliquement forts : une bibliothèque publique a brûlé. Mais le maître d’Athènes ne disait-il pas qu’une « vie non examinée n’était pas digne d’être vécue » ? A l’époque, cela lui avait valu de déguster la pruche. Même sanction pour William, accusé lui aussi de corrompre de jeunes esprits avec une pensée subversive, version contemporaine. Médias déchaînés, paparazzi aux fenêtres, perquisitions, procès : la cité entière veut savoir si Stephen-Smerdiakov est, ou pas, le bras armé de William-Yvan Karamazov. Et c’est à travers les yeux de Leonard que l’on observe alors la lente décomposition de William et des siens. Car notre néomystico-Socrate donne à son tour dans le martyre. Il refuse de se compromettre. Jamais la culpabilité ne l’effleure. Son « code moral » qui embrasse l’humanité, mais néglige sa famille aura raison de tout et de tous. Y compris de son propre destin. Dense, servi par une langue posée, éclairé de lucides observations sur la morale, la nature et la valeur de la contemplation, le livre de Samantha Harvey est un grand roman « d’idées ». Celles qui font vivre, et qui peuvent aussi s’avérer mortelles, que ce soit dans l’Athènes du Ve siècle avant J.-C., ou dans la banlieue nord de Londres vingt et un siècles après lui.