venusAvec le petit théâtre de La Vénus à la fourrure, Roman Polanski brouille magistralement les pistes. Vénus, maîtresse d’illusions…

C’est Vénus tout entière à sa proie attachée. Ou plutôt c’est proie, Thomas (Mathieu Amalric), qui est attachée. Ligoté sur les tréteaux d’un théâtre à un cactus en carton-pâte qui de loin ressemble… à un phallus. Monté sur des escarpins, les lèvres recouvertes de rouge vermillon, il regarde danser, nue et en transe sous un manteau de fourrure, – et dans la lumière des projecteurs – celle qui dit s’appeler Vanda (Emmanuelle Seigner). Comment Thomas, ce metteur en scène bobo très propre sur lui, en est-il arrivé là ? Comment cette pimbêche vulgaire de Vanda Jourdain a-t-elle pu se transformer en Vénus grimaçante ? Que s’est-il passé ? Sinon qu’une heure et demie durant, le pauvre Thomas s’est égaré, avec nous spectateurs, dans un film en forme de piège.

Quand le film débute, Thomas est au téléphone. Il se plaint de ne pas trouver une comédienne capable d’interpréter la Vanda von Dunajev du roman de Sacher- Masoch dont il vient d’écrire l’adaptation théâtrale. Surgit une gourde dans un body transparent. Elle s’appelle Vanda comme la maîtresse du roman qu’elle dit ne pas avoir lu. Si Thomas rechigne d’abord à lui faire passer une audition, Vanda se montre si insistante qu’il y consent. Il découvre une comédienne investie qui connaît son texte. Subjugué, Thomas se décide alors à lui donner la réplique en prenant le rôle de Séverin, l’esclave de von Dunajev. Très vite, Thomas ne sait plus s’il récite ou s’il fait part à Vanda de ses désirs. La frontière entre spectacle et réalité rétrécit.

Polanski prend un malin plaisir à égarer son personnage comme son spectateur. Il pratique la confusion des genres pour créer un film hybride, moins SM que trans. La Vénus à la fourrure n’est pas une adaptation du roman de Masoch. Mais une transposition filmique d’une pièce de Broadway (un peu verbeuse) tirée du roman du fameux Autrichien. Une pièce travestie en film. Le film se déroule entièrement dans un théâtre mais jamais il ne s’apparente à du théâtre filmé. Polanski prend soin au moindre cadrage de traduire la nature de la relation changeante entre Thomas et Vanda.

Dans La Vénus à la fourrure, il faut moins écouter que regarder. La seule façon de ne pas se perdre corps et âme dans ce film piège, c’est en prêtant attention à chaque valeur de plan. À mesure que Thomas prend ses désirs pour des réalités, à mesure qu’il implore son actrice de se grimer en dominatrice porno, Polanski multiplie les plans serrés sur lui et les plans larges sur Vanda. Peu à peu, Thomas semble rétrécir, se rétracter, perdre toute dignité (il devient un nabot ridicule et se transforme en Polanski du Locataire) tandis que la jeune femme gagne en ampleur, en pouvoir de subjugation et en puissance mystique. Au point de se transfigurer et de faire basculer ce film a priori réaliste en délire expressionniste.

Art que Polanski pratique depuis Répulsion et qu’il pousse ici à un point limite. Si bien qu’il est impossible de savoir ce qui est de l’ordre du vrai ou du faux. La confusion sur l’identité des personnages est totale. Vanda prétend n’avoir aucune connaissance du texte et se révèle une comédienne érudite, capable aussi de donner une lecture critique du roman. D’abord actrice, elle prouve ses multiples talents de metteur en scène et d’éclairagiste. Elle se moque du SM et se transforme en un seul raccord en dominatrice expérimentée. Elle caricature les déesses et finit transformée des pieds à la tête en Vénus. Impossible de se repérer, de savoir si nous sommes dans le point de vue de Thomas ou non. Lequel, dans ce film piège, perd tout contrôle de soi et laisse éclater ses désirs enfouis de petits bourgeois. Le film, en se transformant avec lui, met à nu ses frustrations cachées. Thomas finit en pauvre cloche travestie et humiliée par celle qu’il voulait manipuler.

À l’instar de Thomas, il ne faudrait pas prendre ses désirs pour des réalités et faire de ce film hors normes un manifeste féministe, une satire de la théâtralité SM, une critique du roman de Sacher- Masoch, un pamphlet contre les intellectuels. C’est d’abord un piège diabolique pour égarer les sens et le sens que le spectateur voudrait lui donner. Au terme de cet extravagant traquenard, une chose demeure certaine : Polanski est maître de la dérobade.