mes p^rovincialesC’est d’ores et déjà l’un des plus beaux films de l’année : Mes Provinciales, de Jean Paul Civeyrac. Ou comment faire naître et vivre une jeunesse incandescente. Par Yannick Haenel 

En sortant de la salle de cinéma où je venais de voir Mes Provinciales, je me suis mis, par enthousiasme, et sous le coup d’une émotion heureuse, à courir dans les rues de Paris. Ce film m’avait transporté, il m’inoculait, comme à chaque fois qu’une oeuvre me comble, ce que Proust appelle des « comprimés de vie » ; et en me prodiguant sa douceur, sa violence, son exigence limpide, ce film aussi poétique que romanesque réveillait en moi une jeunesse fondamentale : celle du désir. 

J’avais avec moi l’essai qu’en parallèle à son film Jean Paul Civeyrac vient de publier, Rose pourquoi (P.O.L) – un formidable livre de cinéaste-écrivain, de poète du cinéma, consacré à l’émotion déclenchée par une séquence de Liliom de Frank Borzage -, et en entrant dans un café pour savourer l’émotion provoquée par Mes Provinciales, je l’ai ouvert. 

Je suis tombé sur cette phrase qui exprimait parfaitement mon état : « Le cinéma (…) possède en son essence la possibilité et la promesse d’une vision au-delà de la vue, dessillée, ouvrant vers ce qui, dans l’écorce du visible, le fonde, et dont le surgissement nous cueille au plus profond de nous-mêmes, dans un émouvant mouvement de dénudation réciproque – et qui parfois s’accompagne aussi d’une forme de dénuement. » 

Qu’est-ce qui nous soulève ainsi en voyant des visages filmés, en regardant des corps qui se tendent les uns vers les autres ? Quelle est cette émotion qui, en nous arrachant à nous-mêmes, nous renvoie à la sensation même d’être vivant ? La dénudation, et peut-être donc le dénuement auxquels vise le cinéma de Jean Paul Civeyrac, relèvent d’un acheminement vers la clarté. 

Film-roman 

Ce que j’ai aimé tout de suite, et qui est si rare aujourd’hui, c’est qu’un cinéaste ose filmer des livres, des extraits de films, des gens qui parlent continuellement de livres et de films ; et qu’ainsi une myriade de noms soit citée tout au long de ce film-roman – par exemple Nerval, Pascal, Novalis, Emily Brontë, Paradjanov ou Marlen Khoutsiev et son stupéfiant La Porte d’Ilitch (dont on voit un extrait) – ; et cela non par une quelconque forfanterie culturelle, mais comme le signe d’autant de battements de coeur, comme les mots de passe d’une passion illimitée. Il y a un romanesque propre à ces conversations truffées de références. Cela s’appelle une déclaration d’amour. Elle s’adresse à la littérature autant qu’au cinéma. 

Mes Provinciales rassemble une troupe de jeunes gens qui étudient le cinéma. On les voit suivre des cours, réaliser leurs premiers films, et surtout parler : de cinéma, de leurs cinéastes préférés, de leurs exigences, de leurs doutes. On les voit vivre leur passion – c’est-à-dire affronter cette ordalie terrible qu’est la vocation. On les voit s’aimer, se déchirer, et chercher en eux, avant toute chose, ce feu pour lequel ils donneraient leur vie. 

Ce feu, qui est le grand sujet de Civeyrac, est ici filmé sans emphase. La passion est contenue, même si elle brûle et tue, car la vérité de ces jeunes gens qui ont peur de passer à côté d’eux-mêmes relève avant tout de leur propre exigence : leurs pensées, leurs engagements, leurs amours sont constamment cernés par la peur de se décevoir (la déception qu’on peut éprouver vis-à-vis de soi-même est la pire, celle qui mène au suicide, dont le spectre hante toutes les images du film, jusqu’à la fenêtre ouverte de la scène finale, laquelle semble provoquer non seulement le personnage du film, mais aussi le spectateur : est-ce le monde qui s’ouvre ou le vide qui vous accueille ?)

Cette question que le film nous pose avec une élégance tragique est celle du passage à l’acte – autrement dit celle de la vocation. Rien de plus incertain, de plus blessant que de devoir affronter une telle question. Certains préfèrent se la dissimuler à eux-mêmes – l’oublier, voire la souiller ; mais être un artiste, c’est être capable d’assumer la violence irrémédiable d’une vocation (et ce n’est pas parce qu’on a la vocation qu’on est nécessairement capable d’être à sa hauteur). 

La beauté des incertains

Le sujet de ce grand film, c’est le spectre de l’inconsistance. Ce vide qui cohabite violemment avec nos pensées, comment faire pour qu’il ne nous avale pas ? Le film répond par la dignité : « Une vie digne passe par le sensible », dit l’un des personnages. À la question de savoir si l’on est un génie, répond, simple et mystérieuse, l’épreuve de la dignité. 

Et c’est toute la force subtile de Mes Provinciales que de nous indiquer combien l’absolu n’appartient pas aux personnalités fortes, ni aux briseurs de jeu, mais à des solitudes plus hésitantes, à des corps qui doutent, à la beauté des incertains. Et de même, la mise en scène de Jean Paul Civeyrac se fait-elle souveraine par discrétion, en se rapprochant d’une transparence qui s’accorderait à l’événement même de ce qui advient depuis la fugacité d’un réel fragile. 

Aucun crépuscule dans le noir et blanc de Civeyrac, rien d’un geste de sécession spectaculaire avec les images – plutôt une manière élégante d’éteindre la surexposition vulgaire du monde pour nous inviter à mieux regarder une nuque, un grain de beauté, un voile de tristesse dans le regard d’une femme, un canapé vide ou le passage des nuits sur une poignée de porte (ce que lui-même, dans son livre Rose pourquoi, appelle « les vibrations des contours des êtres et du monde sur fond de néant »).

Comme ses personnages qui sont à la recherche angoissée d’un acquiescement, qui attendent de chacune de leurs rencontres qu’elles les confirment, Civeyrac semble attendre, et scruter avec patience, l’arrivée indiscutable, loin de tout artifice, d’une présence. Non pas qu’elle n’ait pas lieu : les visages, les corps, les paroles, les chambres et les rues existent ici bel et bien, à travers une densité fluide qui leur offre la simplicité des battements de coeur, mais c’est toute la grâce du film que de nous y conduire, et la puissance du dernier plan que de nous y ouvrir, comme s’il nous disait que la présence ne relève pas d’une évidence, encore moins de la bouffée de réel spontané dont le « naturalisme » nous gave, mais d’une lente et incertaine donation.

Ainsi, cet instant lumineux et lent où la caméra quitte le personnage enfoncé dans son canapé et prolonge son regard en s’avançant jusqu’à la fenêtre, où le dehors vient s’offrir à la place du dedans, où l’appel du monde sensible (mais aussi le vertige d’une cessation) se substitue aux intériorités tourmentées – où le moment du passage à l’acte s’offre, au bord de l’abîme, comme la possibilité d’enfin commencer à vivre ou déjà d’en finir, récapitulant à travers la brusquerie d’une scène à la douceur infinie (qui approche au plus près de l’effacement), tout ce que le film a posé en termes d’incertitudes, et jetant enfin au pied du mur celui qui interroge sa vocation : maintenant, vis ou meurs.

La pensivité d’un tel plan, sa réserve d’émotions, son ambiguïté limpide : c’est le grand art de Jean Paul Civeyrac, cinéaste majeur.

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