jungle Ils n’étaient pas faits pour se rencontrer : Robert Wilson, l’Américain de l’ombre et l’épure, le beckettien de l’art lyrique et Rudyard Kipling, le foisonnant raconteur d’histoires, bataillant sous la peau d’un Britannique conservateur. Et comme si souvent, ce sont les couples les plus mal assortis qui font les plus beaux mariages. Rideau calme, musique qui se lève, l’inimitable folk, rock, jazz de CocoRosie, et les voici en piste, Bagheera, Baloo, Shere Khan, Mowgli et les autres. S’il n’y avait qu’une chose à dire de Jungle Book, ce serait un salut aux interprètes. Danseurs, chanteurs, comédiens, en français et en anglais, sont époustouflants. Et ce spectacle, avec sa précise chorégraphie, leur permet de développer ces talents avec maestria. Tous inconnus, ils donnent un coup de jeune incontestable au monde de Kipling, une énergie de jungle plus urbaine qu’amazonienne. Robert Wilson, qui voulait de jeunes gens et des visages neufs, a organisé un vaste casting pour trouver Aurore Deon, Naïs El-Fassi, Yuming Hei, Roberto Jean, Jo Moss, Olga Mouak, Nancy Nkusi, François Pain-Douzenel, Gaël Sall. Les justes visages, la juste animalité. Ils deviennent tous dans ce spectacle de singuliers archétypes, et parviennent à renouveler l’image, le mythe que chacun incarne : ainsi Shere Khan, tigre grimé en chanteur de la disco black des années 70, qui devient ici inquiétant, sombre. Ces interprètes parviennent non seulement à affirmer en quelques gestes un style, mais aussi ensemble, l’androgyne, le viril, la sensuelle, l’enfantine, forment un choeur bigarré et nuancé qui pulse dans ce Jungle Book. Et cette comédie musicale destinée aux enfants et aux adultes devient un musical dédié à l’animalité et à l’énergie de corps électriques. Mowgli, l’homme-animal, n’est-il pas celui qui doit, entre les deux mondes, faire le pont ? Il le fait dans sa chorégraphie qui se démarque des autres. Cette solitude, subie puis choisie, cette singularité assumée, s’avère une question fine et sans doute centrale pour les jeunes spectateurs. Et Jungle Book, dans sa joie, ne cesse d’évoquer cette possibilité d’appartenir, ou non, au groupe dominant. Dès le début, les corps dansants apparaissent un à un sur scène, à la manière des spectacles des années trente, et révélant un à un leurs superbes costumes, nous annoncent le dogme festif des animaux dans cette jungle. Cette apparition des chanteurs et de leurs superbes costumes annonce les univers convoqués par Wilson dans cette lumineuse approche du Livre de la Jungle ; les années soixante-dix, par Shere Khan donc, mais aussi Bagheera qui, en combinaison, et de sa voix suave, prend des allures de Nina Simone, le monde Manga que les enfants reconnaissent immédiatement dans l’androgynie de Mowgli, ou la cinéphilie américaine, Baloo n’a rien à envier au « Dude » des frères Coen. Jouant comme il sait le faire entre références et registres, Robert Wilson balaie donc l’imagerie traditionnelle du Livre de la Jungle, et éveille chez le spectateur, de huit comme de quarante ans, un sens de la fête, de l’adolescence joyeuse. Les musiciens, qui interviennent dans la salle, comme ce rappeur qui vient livrer son intermède à la foule, participent à cette parade multicolore que devient la jungle selon Robert Wilson.