ex librisParadoxe n°1 : la New York Public Library, mastodonte tentaculaire (une myriade de sections de quartiers rattachées au vaisseauamiral de la 5e  Avenue) « is not about books », glane-t-on à un moment du nouveau film, mastodonte et tentaculaire lui aussi (3h17) de Fred Wiseman. Wiseman, le génial capitaine de docs au long cours, qui entre autres a posé sa caméra infatigable mais jamais intrusive à Berkeley ou à l’Opéra de paris. « Vingt heures de tournage » in situ, nous confie Wiseman, joint au téléphone depuis Venise, et au bout du compte cet insolite axiome : la bibliothèque « is not about books ». Sans doute, mais elle a quelque chose de borgésien. Car, hormis les livres, c’est à une bacchanale des savoirs que nous convie cet Ex Libris . Manuscrits d’auteurs mythiques comme les « Burroughs papers », gravures comme le fameux rhinocéros de Dürer, département technologique, ou encore conférences tous azimuts. Elvis Costello répond à une question sur Greil Marcus, la chamane-punk Patti Smith prend la parole, un jeune chercheur, devant un écran où défilent des images d’archives envisage l’histoire des Juifs new-yorkais à travers l’évolution des delicatessen. Mais la palme de ces miscellanées revient à la « Picture Collection », incarnation d’un rêve fou : documenter plus d’un siècle via les images. Celles qui ont inspiré des icônes de l’art : « Andy Warhol nous a volé un tas de trucs », lâche un responsable. Mais celles aussi qui gardent la trace visuelle de faits apparemment plus insignifiants : il existe ainsi un dossier iconographique « dogs in action » qu’un employé présente avec une gourmandise passionnée devant un auditoire si attentif que la scène en devient doucement absurde. L’horizon est encyclopédique. Et pointe ainsi, derrière cette institution du Nouveau Monde, un idéal très « vieille Europe » : les Lumières.

Un homme de parole

Si Wiseman est un connaisseur de la lumière, il est aussi un homme des Lumières. Et Ex Libris  le prouve tout au long de ces longues séquences où un spécialiste s’exprime. Qu’il s’agisse de démonter les idées reçues sur les liens entre l’islam et l’esclavage, qu’il s’agisse, pour Richard Dawkins, l’apôtre de l’athéisme, d’entonner un plaidoyer vibrant pour la vérité, chacun a le loisir de s’exprimer devant la caméra de Wiseman. « Si j’utilise quelqu’un évoquant un sujet complexe, je suis obligé d’utiliser suffisamment de matériau pour que ce qu’il dit soit compréhensible. Ca ne me gêne pas de laisser les gens parler longuement, je pense qu’il est important que les idées développées doivent être développées dans leur ampleur. Et j’essaie de monter ça de façon aussi intéressante visuellement parlant que possible, en utilisant des cuts, en passant de l’orateur au public et vice-versa. Je ne connais pas de règle qui impose à un réalisateur de se contenter d’extraits de vingt secondes. J’ai une obligation à l’endroit de l’orateur : je dois représenter fidèlement ce qu’il dit, et c’est valable pour toutes les séquences du film. Ce sont des versions montées, condensées, résumées de ce qui a lieu pendant toute la durée de l’intervention. » Respect de la parole et du mot lorsqu’il est rationnel, articulé à une investigation scientifique ou à des enjeux heuristiques : c’est la culture du verbe, celle des philosophes du XVIIIe siècle. Nouveau paradoxe : Wiseman, l’homme d’image est un homme de parole.

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